"A force de ne pas parler des choses, par élégance, on ne dit rien, et on l'a dans le cul !"

Louis Ferdinand Céline

lundi 4 mai 2020

Nous étions heureux et nous ne le savions pas / Jacques Julliard

Nous étions heureux et nous ne le savions pas

L’odeur des croissants au bistrot du matin, et même le goût de l’œuf mayo à la cantine, la flânerie dans les rayons d’une librairie rencontrée sur mon chemin, la conversation improvisée avec un vis-à-vis inconnu dans le train, et la poignée de main qui s’ensuit, il a fallu que le fléau nous en prive pour reconnaître ces petits bonheurs auxquels Teresa Cremisi a consacré dans le JDD une chronique remarquée.

Rappelons-nous: c’était il y a trois mois! une éternité. La France qui depuis l’automne 2018 avait connu la tumultueuse péripétie hebdomadaire des «gilets jaunes», retentissait des cris, des lamentations, des invectives des futurs retraités, à cause du sort tragique qui les attendait.

Depuis des années, du reste, la France n’était plus qu’une vallée de larmes et une montagne de gémissements. Quiconque s’enhardissait à trouver cela exagéré et, pour tout dire, surjoué, ne pouvait être qu’un privilégié au cœur insensible. Même les lycéens sanglotaient à l’idée des menaces qui pesaient sur leur troisième âge. On n’entrait dans la vie active qu’avec l’idée d’en sortir au plus vite. Il était interdit d’être heureux, en tout cas d’en faire l’aveu.

L’avez-vous remarqué? On gémit beaucoup moins aujourd’hui, où nous avons pourtant de bonnes raisons de le faire. C’est que, comme disait Tristan Bernard sous l’Occupation, au moment de son arrestation: «Jusqu’ici nous vivions dans la crainte, désormais nous vivrons dans l’espoir.» Le bonheur n’est pas une idée neuve en Europe, mais c’est une idée relative.


Un dernier mot

L’ensemble des perspectives révélées par le coronavirus est très sombre, je le reconnais. Nous pouvons nous retrouver cet automne avec une nouvelle vague de cette peste, une crise économique majeure et son cortège de faillites et de chômage, sans compter une sécheresse carabinée au nord de la Loire, des émeutes dans les banlieues, et, pour y faire face, la classe politique la plus médiocre de notre histoire.

Pourquoi ai-je tant pensé à Charles de Gaulle depuis le début de ce confinement? Parce qu’il n’était lui-même, c’est-à-dire le plus grand homme de cette histoire, que dans des circonstances exceptionnelles, celles où la bourgeoisie capitule, où les intellectuels disjonctent, mais où le peuple demeure disponible à qui l’invite à se dépasser: pour surmonter l’épidémie, restructurer l’économie selon le critère de l’utilité sociale, revitaliser et moderniser notre appareil industriel, redonner à l’École l’ambition de l’excellence et à l’Europe celle de la souveraineté. Rien de cela n’est impossible. Mais nous ne saurions y parvenir sans le recours au seul outil dont dispose le peuple: l’union sacrée. Non à celle des politiciens, mais à celle de la nation tout entière. Qui saura l’appeler à la révolte?

À cause de «l’exorbitance de mes années», comme dit Chateaubriand, on excusera, je l’espère, ce langage un peu solennel. Nous sommes à un point critique. J’ai toujours pensé avec Bernanos que l’optimisme est la vertu des imbéciles, et que la seule espérance que puisse se permettre un patriote lucide, c’est le désespoir surmonté.


Jacques Julliard




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