"A force de ne pas parler des choses, par élégance, on ne dit rien, et on l'a dans le cul !"

Louis Ferdinand Céline

dimanche 26 avril 2020

La fable du “monde d’après” par Barbara Lefebvre





Quand ceux qui ont organisé et administré le système nous annoncent que le monde d’après Covid 19 sera différent, on peut en douter : les dirigeants du monde globalisé n’ont aucun intérêt au changement. Explications de Barbara Lefebvre. 

En dépit des invocations prononcées par nos élites dirigeantes, pour certaines avec une contrition surjouée d’autres avec une morgue sans limite, nous sommes nombreux à penser que le « jour (ou monde) d’après » ressemblera furieusement à celui d’avant. Non pas car nous sommes d’affreux misanthropes, d’abominables pessimistes, des esprits négatifs habités par les « passions tristes », mais parce que nous n’avons pas attendu la crise sanitaire du Covid 19 pour comprendre que les crises ne conduisent jamais à aucun réel changement dans le monde du progressisme post-moderne. Sa roue infernale où sont enfermés les citoyens-souris de laboratoire ne doit jamais cesser de tourner dans le même sens, c’est cela le monde merveilleux de la fin de l’histoire. Mais puisque nous sommes dans un de ces régimes pluralistes démocratiques habilités à donner des leçons à la Terre entière, il faut en temps de crise tenir le discours du changement car les citoyens-souris ont parfois des crises de conscience et exigent que leurs dirigeants donnent un sens à leur petit manège. Plus la crise paraît grave, plus nos élites prennent des mines graves et débitent des formules définitives pour nous convaincre qu’il faudra recommencer à faire tourner la roue au plus fort de ses capacités pour rattraper l’argent perdu.


Il est des indices qui ne trompent pas pour prévoir que, dans la France post-Covid19, le postulat « plus ça change, plus c’est la même chose » sera à nouveau vérifié. Citons-en deux parmi d’autres. Jacques Attali et son « économie positive » (comme la « pensée positive » ou la « pédagogie positive » mais ici c’est pour ouvrir les chakras des salles de marché) a son mot à dire pour penser le monde d’après. En effet, le conseiller des princes faiseur de roitelets, du haut de sa compréhension unique du monde répète ces derniers jours qu’il avait tout prévu, tout annoncé et qu’on ne l’avait pas assez écouté. Le Nostradamus des dérives de la mondialisation est-il bien placé pour asséner aujourd’hui ses prophéties, lui qui fut un des grands promoteurs en France de la globalisation et du déracinement, de l’abolition des frontières à la destruction de la souveraineté nationale ? A bien l’écouter dérouler ses arguments, on comprend qu’il a une solution : pour corriger la mondialisation, il faut plus de mondialisation mais « positive » cette fois-ci ! Autre indice plus clair encore : le retour de l’ermite Dominique Strauss-Kahn. A écouter certains membres de la macronie véritablement subjugués par son article paru il y a quelques jours dans Politique Internationale, nous aurions là un texte d’une profondeur intellectuelle sans égale. Las, lorsqu’on a terminé la longue dissertation – qui mériterait certes un 18/20 à l’ENA - intitulée humblement L’être, l’avoir et le pouvoir dans la crise, on se dit que c’est décidément tout un art d’enfoncer les portes ouvertes.


Quand ceux qui ont organisé, administré le système, nous annoncent que le monde d’après Covid 19 sera différent, on peut en douter si on se souvient du monde post 11-09 ou du monde post-crise de 2008. Ceux qui dirigent le système du monde globalisé n’ont aucun intérêt au changement ; d’ailleurs ni Poutine, ni Trump, ni Xi Jinping, ni Merkel ne parlent du « monde d’après », ils ont au moins la sincérité de renouveler leur confiance dans ce système, quand d’autres poseurs font semblant de le  critiquer pour espérer apaiser une opinion publique chauffée à blanc par leur gestion de crise. En France, nous n’étions même pas encore confinés depuis vingt-quatre heure que notre président annonçait tout à la fois la guerre et la reconstruction, le monde d’avant et le monde d’après ! L’unité dans le sang et les larmes d’une part, l’Union nationale des bouches cousues d’autre part. Jusqu’ici on le voit le système a fait bloc, il se maintient en dépit non pas des erreurs - qui peuvent toujours se pardonner - mais des mensonges proférés qui ont conduit à des mesures absurdes, dont le confinement général aura été l’apogée. On nous a ainsi présenté le confinement de la population non infectée comme une fatalité : « tout le monde le fait, donc on doit le faire », tel des moutons de Panurge, on nous imposa d’écarter toute autre option inspirée des stratégies de pays ayant choisi de ne pas se confiner de façon globale.


Faute d’humilité, de prévoyance et de stratégie, nos dirigeants ont été incapables, jusqu’à ce jour, de protéger les Français en leur fournissant les moyens d’être dépistés, isolés dans les conditions adéquates, traités et protégés par le port de masques efficaces. Sans même évoquer le sort d’une indignité absolue qui a frappé nos anciens dans les EHPAD qu’on a privés dans les dernières années de leur existence des contacts affectifs et sociaux dont ils ont plus que tout un besoin vital. Était-il si difficile d’organiser des visites familiales sécurisées du point de vue sanitaire dans un pays qui se dit développé et humaniste ? D’autant que la contagion a eu finalement lieu via les soignants, eux-mêmes peu accompagnés sanitairement dans leur travail jusqu’à début avril ? Le souvenir de nos anciens qui sont morts ces dernières semaines dans la plus profonde solitude, sans tenir la main de leur proche, hantera-t-il les consciences des sachants et autres technocrates qui ont inspiré à nos dirigeants une aussi cruelle décision ?


Et pourtant, malgré tous ces scandales accumulés en trois mois, les Français continueront de supporter les mêmes dirigeants. Non pas parce qu’ils leur font confiance, les apprécient ou les plébiscitent mais parce que les Français n’ont plus d’énergie, plus d’aspiration à la liberté. Ils sont nombreux à vouloir exercer leur droit de circuler librement pour rejoindre la galerie commerciale et ses biens « Made in China » où tuer le temps. Si individuellement la colère est puissante, collectivement les Français sont las. Ils se sont laissé asservir depuis des décennies dans la langueur d’une fausse paix civile et surtout par les vertus anesthésiantes de la société de consommation et son abondance futile. L’enseignement niveleur d’une pauvreté culturelle effarante qui leur a été dispensé au fil des décennies, a été fort utile pour les priver de tout libre arbitre, tout en les encourageant à l’indignation, cette sur-émotion de l’instant qui finit en cul-de-sac politique. Des générations de citoyens ont ainsi été formatées pour consentir au fonctionnement du système de la démocratie post-nationale et post-moderne. Pourquoi auraient-ils soudain collectivement la volonté que cela change ? Une majorité de citoyens a en outre assimilé que toute remise en question du système sera dénoncée comme une menace mortelle, un affront à la « démocratie et aux valeurs qui nous animent », un terrifiant saut dans l’inconnu. Qui peut avoir envie d’être ostracisé par un système qui se dit au service du Bien et du progrès infini ?


Bernanos après la guerre avait analysé « l’envahissement de la civilisation par les machines », il perçut comment le monde des techniciens allait se servir de la démocratie pour asservir l’humain : « le mot de démocratie c’est probablement le mot le plus prostitué de toutes les langues. Dans presque tous les pays, la démocratie n’est-elle pas d’abord et avant tout une dictature économique ? » écrivait-il. Pourquoi le système accepterait-il aujourd’hui de changer à cause d’un virus moins létal qu’Ebola, quand il ne s’est pas remis en cause ni par l’usage de l’arme atomique, ni par le terrorisme de masse, ni par la destruction minutieuse des paysages naturels et la surexploitation du monde animal, ni par les injustices économiques, ni par l’ensauvagement sociétal ?


La question soulevée par la promesse du changement n’est pas celle de la crédibilité de la parole publique – ce sujet est réglé depuis longtemps en France où la défiance citoyenne ne fait que s’accroître depuis le referendum de 2005 – mais du type de changement dont on parle. Là où la classe politico-médiatique dirigeante voit des difficultés que « davantage du même système » pourraient surmonter, nous sommes nombreux à voir des problèmes que seule l’instauration d’un autre système pourra régler. Quand la représentation de la réalité est organisée par la parole publique et docilement relayée par les grands médias, le changement ne peut avoir lieu qu’à l’intérieur du système lui-même. On va considérer qu’en y faisant deux ou trois modifications importantes de rouages, le changement est opéré, pourtant la structure du système reste la même, or c’est elle qui dysfonctionne dans la démocratie postmoderne supranationale que nous subissons et qui a corrompu profondément et définitivement la Vème République.


« Plus de la même chose » signifie renforcer le problème en pensant que c’est la solution la plus rationnelle : l’Union Européenne détruit l’avenir des peuples souverains, il faut plus d’Europe ; la mondialisation détruit la diversité des civilisations pour créer un homme-nomade asservi à la loi de la libre concurrence, il faut plus de mondialisation « positive » ; le système de santé publique meurt sous l’effet des réformes décidées par des technocrates non élus, il faut plus de réorganisation et de regroupement hospitaliers, etc. Ces solutions de changement n’en sont pas puisqu’elles reconduisent le même mécanisme systémique. Pour que les choses changent vraiment, il faut en général modifier le système : lorsque vous êtes immobile et que vous décidez de vous mettre en mouvement vous êtes contraint d’avancer hors du champ de l’immobilité pour entrer dans celui du mouvement qui est un champ opposé. Pour qu’une personne immobile se déplace, il ne viendrait à personne de lui conseiller de rester encore plus immobile ! C’est pourtant ce que nous disent de façon implicite nos dirigeants avec cette fable du « monde d’après ». Ecoutez-les attentivement : aucun des paradigmes structurants du système globalisé néolibéral n’est remis en question, ce ne sont que les atours du système qu’on proposera de modifier à coups de grands débats, de comités citoyens, de consultations numériques. On fera bavarder les citoyens, on gardera une ou deux idées inoffensives, mais jamais il ne s’agira de sortir du cadre de référence qui fait tenir le système.


Il y a une part d’obstination insupportable à ne pas vouloir une remise en cause démocratique du système postmoderne de l’Etat nounou-picsou (l’Etat-providence a besoin pour survivre d’une prédation fiscale sur les classes moyennes et des petites et moyennes entreprises toujours plus forte) et son attitude infantilisante à l’égard des citoyens. Il ne s’agit pas de conduire un changement de système pour élaborer un projet utopique dont l’histoire nous a montré qu’il se termine souvent en monstruosités. Il s’agit de refonder les bases de la civilisation à laquelle nous voulons appartenir. Ce n’est pas rien, en effet. Il faudra pour cela beaucoup plus de courage que celui dont on devra s’armer pour prendre le métro le 11 mai avec un masque en tissu mal façonné…


Les problèmes que nous affrontons depuis des décennies ne sont pas seulement politiques, économiques ou sociaux ils sont d’abord rattachés à une incompréhension sur le type d’humanité que nous voulons incarner. Le consensus semble aujourd’hui acquis que la civilisation globalisée est une anomalie, qu’elle est prédatrice et, au fond, inhumaine. Ce n’est pas seulement parce que les « grandes idéologies » se sont effondrées depuis le XIXème siècle (idéologies religieuses et politiques) que nous nous sentons perdus et que nous avons été soumis à la pensée unique du Grand marché de la concurrence généralisée. C’est parce que le système post-démocratique au service exclusif de l’idolâtrie économique nous a individuellement convaincus que le collectif recelait trop de danger. Pourtant, lui seul est le terreau de notre reconquête de la liberté. Quand ce ne sont pas « les heures sombres » des uns ou des autres que l’on convoque pour coudre les bouches, ce sont « les buchers de l’Inquisition » numérique et sa bêtise crasse que les pouvoirs publics laissent flamber pour faire contre-feu tel un pompier-pyromane.


Le « monde d’aujourd’hui » n’a aucun intérêt au changement, tant au niveau des individus pris dans de lucratives interactions relationnelles de carrière auxquelles ils ne sont pas prêts à renoncer pour l’intérêt général (et encore moins national !), qu’au niveau des structures institutionnelles dont la lourdeur et la rigidité garantissent la solidité et l’inefficacité comme l’a montré cette crise sanitaire, fort banale au regard de la Grande histoire. Le « monde d’après » ne pourra advenir que par un changement de système profond qui devra être institutionnel mais aussi philosophique, et qui remettra l’économique à sa juste place : au service de l’humain, de son environnement culturel et naturel ! Seul un mouvement partant du bas, du plus profond de l’âme française, et conduit par des esprits intrépides qui n’ont peur ni des paradoxes ni des contre-pieds, peut parvenir à changer le système en le remplaçant par un autre. Mais il s’agit d’abord, et ce n’est pas la moindre des difficultés, de faire renaître collectivement et unitairement ce refus de l’asservissement qui a toujours été en France à la naissance des grandes ruptures. Il est temps, en effet, pour nous de répondre à la question que posait déjà Bernanos en 1946 : « la liberté, pour quoi faire ? ».  


Barbara Lefebvre - Valeurs Actuelles - 25 avril 2020






 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire