"A force de ne pas parler des choses, par élégance, on ne dit rien, et on l'a dans le cul !"

Louis Ferdinand Céline

mardi 17 décembre 2019

Réel et Légal par Michel Onfray



J’ai dit un jour, et je le répète, que je défendrais toujours une idée juste de BHL contre une idée fausse d’Alain de Benoist en même temps que j’agirais de même avec une idée juste d’Alain de Benoist contre une idée fausse de BHL. Il fallait juste entendre une chose élémentaire qu’on s’étonne de devoir dire et redire: je préfèrerai toujours une idée juste à une idée fausse, peu importe qu’on la trouve chez tel ou tel et quelle que soit la couleur politique de qui la profère.

A l’époque, le Premier ministre, qui s’appelait alors Manuel Valls, y avait vu la preuve que j’étais passé du côté obscur de la force -autrement dit: à droite! C’est pourquoi je l’avais traité de crétin, un mot qu’on me ressert sans cesse  en le sortant de son contexte de réponse à une attaque. C’est ce même homme qui, candidat à la mairie de Barcelone, a défilé dans la rue avec l’extrême droite contre le chef du gouvernement espagnol. On a les fidélités qu’on peut… Qu’en ont alors pensé ses amis, tels BHL ou Patrick Bruel? Je ne sais.


Cette exigence éthique m’est venue lors de ma lecture de l’œuvre complète d’Albert Camus pour un livre que je préparais sur sa politique libertaire. Sartre avait écrit que la dénonciation du Goulag faite dans L’homme révolté (Gallimard, 1951) avait plu à la droite, ce qui prouvait que son analyse était irrecevable, donc fausse! Camus avait riposté: "Si enfin la vérité me paraissait être de droite, alors j’y serais." Droite et gauche ne sont pas rien, certes, mais elles ne sont pas tout, car seule la vérité est le fin mot de l’affaire. Je n’en démords pas.
Il existe une idée qui oppose le pays réel au pays légal: que faut-il en penser en soi ?

Selon cette proposition, il existerait donc un pays réel fait de banquiers et de paysans,  de puissants et de misérables, de riches et de pauvres, de citadins et de campagnards, de Parisiens et de provinciaux, d’hommes et de femmes, de catholiques et de musulmans, de blancs et de gens de couleur; selon cette même proposition, le pays légal qui se trouverait incarné dans les institutions, à l’Assemblée nationale et au Sénat, dans les médias, dans les lieux de pouvoirs, ne coïnciderait pas avec le pays réel car seuls les banquiers, les puissants, les riches, les citadins, les Parisiens, les catholiques, les blancs semblent représentés. Cette idée est-elle vraie ou fausse? Bourdieu y souscrirait probablement, les décolonialistes aussi, les LGBT de même et, pour ma part, j’y consens.


Or, il se fait que l’on associe traditionnellement cette idée du pays légal opposé au pays réel à Charles Maurras qui, dans son Enquête sur la monarchie (Nouvelle Librairie nationale, 1900) oppose "le pays officiel et légal, qui s’identifie au gouvernement parce qu'il en retire l’aliment de sa vie, ce petit pays constitutionnel (au) pays vrai, le pays qui travaille et qui ne politique pas". Selon Maurras, le "pays légal" repose sur "quatre États confédérés" que sont les juifs, les protestants, les francs-maçons et les métèques! On sait que le nationalisme intégral de Maurras ainsi que son antisémitisme lui ont valu d’être arrêté à la Libération, condamné pour intelligence avec l’ennemi et haute trahison à la réclusion criminelle à perpétuité et à la dégradation nationale.


Depuis lors, à la façon du chien de Pavlov, cette association du pays légal au pays réel vaut excommunication immédiate lors de fulminations médiatiques. Le maurrassisme, dont on ne sait la plupart du temps pas ce qu’il signifie, fonctionne en étiquette infamante. On ne lit pas Maurras, car on croit savoir ce qu’il a déjà dit par le ouï-dire associé à son nom. Or, mon problème n’est pas de défendre Maurras mais, au mieux, d’inviter à le lire afin de savoir quoi en penser par soi-même. Et l’apprécier ou non  selon le seul ordre des raisons et non des rumeurs.


L’écume des jours a donné récemment une illustration de cette façon de faire désormais bien connue. Le 15 novembre 2018, sur France-Inter, haut-lieu de l’inquisition nihiliste, Benjamin Griveaux a dit ceci: «"C’est le pays légal qui rencontre le pays réel, pour reprendre les propos de Marc Bloch il y a bien longtemps." Il s’agissait pour lui d’opposer le monde politique évoluant dans ses sphères au petit peuple vivant loin de tout ce monde-là. A ce coup de sifflet, l’estomac du chien médiatique envoie ses acides digestifs! D’abord Griveaux accablait le pauvre Marc Bloch qui, historien résistant torturé et exécuté par la Gestapo, n’a jamais repris à son compte cette pensée, l’erreur méritait en effet d’être soulignée pour la mémoire de ce grand historien, mais il aurait validé tout Charles Maurras avec cette seule petite phrase!


On peut éviter la mort médiatique, même si la toile conserve indéfiniment la trace de l’accès de fièvre, en faisant acte de résipiscence.Qu’on se souvienne de l’acte de contrition catholique: "Mon Dieu, j’ai un très grand regret de vous avoir offensé parce que Vous êtes infiniment bon et que le péché vous déplaît, je prend la ferme résolution, avec le secours de votre sainte grâce, de ne plus vous offenser et de faire pénitence"… La chose se dit désormais au confessionnal planétaire qu’est le réseau dit social repris ensuite par les médias classiques car cette pitance avariée est devenue la seule nourriture.


Griveaux, en lice pour les municipales à Paris comme chacun sait, se fend alors de ce tweet: "Pas réveillé ce matin, je ne comprends pas comment j’ai pu commettre une telle erreur. Mais j’invite chacun (et moi le premier !) à relire L’Etrange Défaite de Marc Bloch. Ses leçons restent malheureusement très actuelles. L’erreur est humaine." Passons sur le ridicule de cette invitation faite à relire un livre quand la plupart du temps on ne l’a jamais lu… Je ne présume pas de l’inculture de Griveaux, il a pu lire Bloch, mais l’invitation faite à chacun de relire Marc Bloch me suffit.


L’association pays réel & pays légal signale donc immédiatement le délinquant intellectuel, "le cochon de la pensée" pour utiliser l’expression récemment réservée à Eric Zemmour par Jean-Michel Apathie -l’homme qui déplorait n’avoir mangé que des crevettes et pas des homards à la table de feu François de Rugy… Mais pour les demi-habiles seulement. Car j’ai souvenir, en ayant récemment lu Les Misérables (dans l’édition de la Pléiade, c’est à la page 811…) d’avoir sursauté en lisant cette même formule sous la plume de Victor Hugo qui accusait Louis-Philippe d’un certain nombre de choses dont "l’absorption du pays réel par le pays légal".


La formule, l’idée donc, se retrouve sous la plume de Victor Hugo, et non chez Maurras; en 1862 et non en 1900; dans Les Misérables et non dans Enquête sur la monarchie.  Je ne crains pas que les demi-habiles remontent au front, comme le rouge, et décrètent Hugo coupable de maurrassisme avant d’en interdire la lecture dans les collèges où quelques professeurs old school pourraient encore conseiller la découverte de ce chef d’œuvre en cachette de l’Inspection générale et des pédagogistes.


Maurras est bien utile aux tenants du politiquement correct car, en infectant de sa réputation funeste cette idée juste de Victor Hugo, il en rend l’usage impossible alors qu’elle seule permet de rendre compte de ce que nous vivons aujourd’hui. On comprend l’intérêt qu’il y a chez ceux-là à tuer les mots pour mieux effacer les choses qu’ils qualifient.


Car, comment penser les taux faramineux d’abstention aux élections? L’élection de Macron par défaut? La faveur dont jouissent dans les urnes les partis de Le Pen et Mélenchon en même temps que les petits partis protestataires? Le mouvement des gilets-jaunes? Celui des grévistes qui manifestent pour maintenir le système de retraite solidaire? La montée des partis dits populistes en Europe? La récente confirmation du Brexit par les électeurs de Boris Johnson? Comment penser tout cela, donc, sans convenir qu’il existe bel et bien une fracture qui semble irréductible à cette heure-ci entre le pays réel et le pays légal -comme l’écrivait Victor Hugo…




Michel Onfray









Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire