"A force de ne pas parler des choses, par élégance, on ne dit rien, et on l'a dans le cul !"

Louis Ferdinand Céline

dimanche 19 juin 2022

Les pères de famille (fête)

 

mon père, aéroport de Friedrichschafen 1947. Aviation française d'occupation


« Les pères de famille, ces grands aventuriers du monde moderne. » 


C’est commettre la plus grosse erreur, l’erreur la plus stupide et la plus grossière

 que de croire, que de s’imaginer que la vie de famille, parce qu’elle est une vie

retirée, est aussi une vie retirée du monde. C’est exactement, c’est

diamétralement le contraire. La vie de famille est au contraire la vie la plus

engagée dans le monde, incomparablement, qu’il y ait dans le monde.

Il n’y a qu’un aventurier au monde, et cela se voit très notamment dans le monde

moderne : c’est le père de famille.

Les autres, les pires aventuriers ne sont rien, ne le sont aucunement en

comparaison de lui. Ils ne courent absolument aucun danger en comparaison

de lui. Tout dans le monde moderne, et même et surtout le mépris, est

organisé contre le sot, contre l’imprudent, contre le téméraire, contre le

déréglé, contre l’audacieux, contre l’homme qui a cette audace, avoir femme

et enfants, contre l’homme qui ose fonder une famille. Tout est contre lui. Tout

est savamment organisé contre lui. Tout se retourne et se conjure contre lui.

Les hommes, les événements ; l’événement, la société ; tout le jeu

automatique des lois économiques. Et enfin le reste. Tout est contre le chef

de famille, contre le père de famille ; et par suite contre la famille elle-même,

contre la vie de famille.

Lui seul est littéralement engagé dans le monde, dans le siècle. Littéralement lui

seul est aventurier, court une aventure. Car les autres, au maximum, n’y sont

engagés que de la tête, ce qui n’est rien. Lui au contraire il y est engagé de tous

ses membres. Les autres, au maximum, ne jouent que leur tête, et ce n’est rien.

Lui au contraire il joue tous les membres. 

Les autres ne souffrent qu’eux-mêmes. Au premier degré. Lui seul il souffre

d’autres. Au deuxième, au vingtième degré. Il en fait souffrir d’autres, il en est

responsable. Lui seul il a des otages, la femme, l’enfant, et la maladie et la

mort peuvent le frapper dans tous ses membres. Les autres naviguent à sec

de toile. Lui seul il expose, il est contraint d’exposer aux tempêtes de mer un

énorme appareil, un corps plein, toute la toile ; et quelle que soit la force du

vent il est forcé de naviguer au plein de ses voiles. Tout le monde a barre sur

lui et il n’a barre sur personne. Il se meut perpétuellement avec ses otages,

sur toute la largeur de ces terribles otages. L’événement, le malheur, la

maladie, la mort, tout l’événement, tout le malheur a barre sur lui, toujours ; il

est toujours exposé à tout, en plein, de front, parce qu’il navigue sur une

énorme largeur. Les autres se faufilent. Ce sont des corsaires. Ils sont à sec

de toile. Mais lui, qui navigue, qui est forcé de gouverner sur cette immense

largeur, lui seul il ne peut point passer inaperçu de la fatalité.

C’est donc lui qui est engagé dans le monde, et lui seul. Tous les autres

peuvent s’en jouer. Lui seul paye pour tout le monde. Chef et père d’otages

lui-même il est toujours otage. Qu’importe aux autres les guerres et les

révolutions, les guerres civiles et les guerres étrangères, l’avenir d’une

société, l’événement de la cité, la déchéance de tout un peuple. Ils n’y

risquent jamais que la tête. Rien, moins que rien.

Lui au contraire il n’est pas seulement engagé de toutes parts dans la cité

présente. Par cette famille, par sa race, par sa descendance, par ces enfants

il est engagé de toutes parts dans la cité future, dans le développement

ultérieur, dans tout le temporel événement de la cité. Il joue la race, il joue le

peuple, il joue la société, il met la société. Il joue (toute) la cité, présent,

passé, avenir. Tel est son enjeu. Les autres se faufilent toujours. Ils n’ont à

passer que de la tête. Lui, il faut qu’il nage des épaules ; qu’il remonte tous

les courants. Il faut qu’il y passe des épaules, et du corps et de tous les

membres. Les autres se faufileront toujours. Ce sont des carènes légères,

minces comme une lame de couteau. Lui est le gros bateau, le lourd vaisseau

de charge. Il est le rendez-vous de toutes les tempêtes. Tous les vents du ciel

se conjurent et se recoupent, s’abattent de tous les coins du ciel, accourent et

s’intersectionnent de tous les points de l’horizon pour l’assaillir. Il expose à la

fortune, au malheur, au vigilant malheur, à la fatalité une largeur d’épaules où

s’abattre, une surface, un volume incroyable. Il n’est point engagé seulement

dans la cité présente. Il est de toutes parts engagé dans l’avenir du monde. Et

aussi dans tout le passé, dans la mémoire, dans toute l’histoire. Il est assailli

de scrupules, bourrelé de remords, d’avance, de savoir dans quelle cité de

demain, dans quelle société ultérieure, dans quelle dissolution de toute une

société, dans quelle misérable cité, dans quelle décadence, dans quelle

déchéance de tout un peuple ils laisseront, ils livreront, demain, ils vont

laisser, dans quelques années, le jour de la mort, ces enfants dont ils sont,

dont ils se sentent si pleinement, si absolument responsables, dont ils sont

temporellement les pleins auteurs.

Ainsi rien ne leur est indifférent. Rien de ce qui se passe, rien d’historique ne

leur est indifférent. Ils souffrent de tout. Ils souffrent de partout. Eux seuls ont

épuisé, peuvent se vanter d’avoir épuisé la souffrance temporelle, ce que je

puis apporter de deuil à celui qui vit dans le temps. Celui qui n’a pas eu un

enfant malade ne sait pas ce que c’est que la maladie. Celui qui n’a pas

perdu un enfant, qui n’a pas eu, qui n’a pas vu son enfant mort ne sait pas ce

que c’est que le deuil. Et il ne sait pas ce que c’est que la mort.

Ainsi engagé de toutes parts dans les souffrances, dans les misères, dans

toutes les responsabilités ils sont tout engoncés dans l’existence, ils sont

lourds et patauds, ils sont maladroits, gauches dans les démarches ; ils

paraissent faibles et ils paraissent lâches ; ils ne le paraissent point

seulement ; ils sont faibles, ils sont lâches, ils sont pleutres. Dans la

démarche. Chefs responsables et alourdis, chargés et responsables d’une

bande de prisonniers, prisonniers eux-mêmes, chargés, responsables d’une

bande d’otages, otages eux-mêmes, ils ne font pas un pas qui ne soit pleutre,

ils paraissent cauteleux, perpétuellement, ils sont cauteleux, ils sont prudents

prudents, ils ne font point une démarche qui soit déconcertante.

Aussi tout le monde les méprise et, ce qui est le plus fort, a raison de les

mépriser. Les autres se faufilent toujours. Ils n’ont aucun bagage. Lâches ils

se faufilent par des faufilements politiques. Braves ils se faufilent par des

faufilements héroïques, par des faufilements d’audace. Temporels ils se

faufilent vers la réussite et les dominations temporelles. Spirituels ils se

faufilent, ils se défilent vers les observations de la règle. Historiques ils se

faufilent vers les réussites de la gloire. Ils réussissent toujours, et dans la

règle, et dans le siècle.

Le père de famille seul est condamné à ne réussir point. Il ne peut jamais se

faufiler. Il faut toujours qu’il passe au plein de sa largeur. Aussi c’est bien

simple, il ne passe pas. Il ne passe jamais. Il ne passe nulle part. Il ne réussit

ni dans la règle ni dans le siècle. Il ne réussit pas dans la règle, la règle s’y

oppose. Avant de commencer. Il ne réussit pas dans le siècle. Le siècle s’y

oppose avant, pendant, après. Il ne réussit pas dans la politique et il ne

réussit pas dans l’audace. La porte étroite, mon cher Gide, lui est

perpétuellement refusée. Il est trop gros. Il a toute sa famille autour du corps.

Il est comme la belette de La Fontaine, III 17, mais après qu’elle s’est

engraissée. Il a socialement une graisse, un tissu adipeux social, qui le rend

impropre à la course. Or tout n’est que course, temporellement, tout n’est que

concours et concurrence. Les autres courent pendant ce temps-là, les autres

arrivent, les maigres, les fins, les minces, les socialement déchargés,

inchargés, les socialement désencombrés, inencombrés de bagages. Aussi

tous le méprisent ; entre eux, avec lui se moquent de lui ; sourdement,

involontairement se conjurent contre lui.

[…] Nul homme au monde n’est engagé dans le monde, dans l’histoire et

dans la destination du monde autant que l’homme de famille, autant que le

père de famille, aussi pleinement, aussi charnellement.


Charles Péguy


Dialogues de l'histoire et de l'âme charnelle






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