"A force de ne pas parler des choses, par élégance, on ne dit rien, et on l'a dans le cul !"

Louis Ferdinand Céline

dimanche 23 octobre 2022

Albane



 


"les mots sont peu de choses et impuissants, face à une telle tragédie" ai-je écrit dans un précédent billet consacré à la disparition de la petite Albane. J'avais tort. Les mots d'un prêtre sont tout lorsqu'ils sont inspirés par le Saint Esprit. Voici l' Homélie du Père François Xavier Henry prononcée lors de la messe d'inhumation d'Albane en l'église Saint François le 21 octobre 2022.


"   Depuis 10 jours, nous sommes comme ces deux hommes de l’Evangile quittant Jérusalem, tristes, le visage sombre. Ils viennent de connaître un tremblement de terre dans leur vie : l’homme en qui ils avaient toute leur foi, tous leurs espoirs, est mort comme un esclave sur la croix. Et ils ruminent leur tristesses, leurs espoirs déçus, ils se reposent la question du sens de leur vie : « Nous pensions qu’il était le Messie d’Israël, qu’allons devenir sans lui ? » Oui, il y a 10 jours, un mercredi, la journée des enfants, en fin de matinée, nous avons connu un tremblement de terre similaire : au cours d’un accident brusque et soudain, une petite fille pleine de vie Albane nous a quittés, une maman Constance a été meurtrie dans son corps pour de longs mois et dans son cœur à jamais, un petit garçon Gabriel a été miraculé, un papa Etienne pleure sans honte, une grande sœur Clotilde a perdu sa compagne de jeu et sa confidente et un homme, chauffeur de son métier est plongé dans les abîmes profondes d’immenses remords.

Ce tremblement de terre a connu des répliques immenses bien au-delà de Bihorel : 

- pour vous arrières-grands-parents, grands-parents, oncles et tantes, parrain et marraine, cousins et cousines d’Albane qui vivaient désormais avec un grand vide dans votre cœur,

- pour vous les enfants de l’école Méliès et du centre aéré du quartier du Chapitre à Bihorel et de l’école Germaine Coty de Bois-Guillaume, qui perdez et pleurez une sacrée camarade de jeux.

- pour des milliers de parents qui regardent désormais leurs enfants avec les yeux embués de larmes, et les étreignent un peu plus fortement le soir avant qu’ils aillent se coucher.

- pour des centaines de cyclistes de la Métropole de Rouen, qui, comme vous Etienne et Constance, croient en ce moyen de transport et qui appuient un peu plus fortement sur leurs freins avant chaque carrefour,

- pour vous, membres de l’équipe territorial des guides et scouts de France, mouvement si plein de vie et de belles amitiés, de nouveau endeuillé après avoir connu plusieurs décès ces derniers mois. 

- pour nous prêtres qui sans honte pleurons devant Dieu le décès d’une petite fille baptisée il y a 4 ans dans cette même église, et qui l'implorons : « Seigneur, que fais-tu ? » 

Il y a le tremblement de terre du drame, et peu à peu, chemin faisant, il y a un hôte mystérieux qui s’insère dans notre vie, qui vient questionner nos colères et nos peurs et réchauffer nos cœurs. Sur le chemin d’Emmaüs, Jésus s’insère dans la conversation sans se faire reconnaître, mais sa parole lumineuse vient peu à peu réchauffer le cœur des deux marcheurs. Cette parole qui réchauffe les cœurs, c’est l’amour en acte, maladroit, un peu gauche, mais  qui fait apparaître ce surcroît d’humanité, sans fard ni maquillage, où nous n’avons plus honte d’apparaître tel que nous sommes devant les autres. Depuis 10 jours, nos cœurs rongés par le chagrin se réchauffent peu à peu et des torrents d’amour insoupçonnés se manifestent par des gestes d’attention, des initiatives de prière, des institutions qui se rapprochent, des mots d’enfants baignés de larmes, des parents qui s’entraident pour dire l’indicible sans tricher et sans blesser. Pourquoi nous autres adultes de l’espèce humaine, avons-nous besoin de tels drames pour laisser jaillir l’amour et ce surcroît d’humanité que nous retenons si souvent dans nos vies bien rangées ? L’amour est insécurisant, il nous fait prendre des risques, il nous sort de nos zones de confort, il polit notre humanité, il nous fait prendre soin des autres, il construit ce monde plus juste et fraternel auquel vous tenez tant, Etienne et Constance.

Etienne et Constance, au cours de ces derniers jours, j’ai découvert votre immense altruisme, fruit de votre conjugal qui se diffuse de proches en proches. Vous avez choisi , depuis le jour de votre mariage, de demeurer dans l’amour qui parfait nos humanités. Malgré votre immense tristesse devant le décès d’Albane, vous ne vous apitoyez pas tant sur votre peine que vous ne pleurez le chagrin des autres. Avant d’avoir souci de vous, vous avez souci de l’autre, au sein de votre couple et de votre famille. Etienne, vous révélez aux yeux de tous un courage hors du commun méconnu par beaucoup et une grande capacité à tout mener de front. Constance, vous faites preuve d’une maîtrise de vous-même impressionnante, prenant sur vous, sur vos douleurs physiques et vos bleus de l’âme pour accueillir les uns et les autres, ayant souci de vous intéresser à ce qu’ils portent et rattrapant gentiment leurs boulettes spontanées.

D’ailleurs, à propos de boulette, j’en ai fait une belle mercredi soir. Constance, en quittant votre chambre d’hôpital, je vous ai dit : « Au revoir Albane », et avec un sourire triste vous avez répondu en chuchotant « Père, c’est Constance ». Et vous avez ajouté : « Ce n’est pas grave, ça fait du bien d’entendre son prénom ! » A travers ma maladroite spontanéité, Albane avait été rendu présente de manière fugace. Alors, vous tous qui êtes ici présents, prenez l’engagement dans les semaines et les mois qui viennent de ne jamais faire d’Albane un silence gêné entre vous. Souriez, riez à l’évocation de ses tics, de ses tocs, de ses manies de petite fille de 5 ans !

En effet, Albane est une petite fille pleine de spontanéité. Comme toi Clotilde : L’autre jour, tu es venue à l’hôpital avec Gabriel pour saluer ta maman. Et en sortant de sa chambre, tu sautais de joie dans le couloir, attitude peu commune dans un service d’orthopédie. Tu avais pu embrasser ta maman ! La spontanéité, c’est notre humanité  profonde qui s’exprime sans calcul de l’instant présent, pour le goûter pleinement. Sur la photo que vous avez choisie, Albane a un joli strabisme toute concentrée sur ce qu’elle fait : des bulles de savon ! Où sont ses chaussures ? Elle-même ne le sait pas. Seules comptent les bulles de savon ! Seul compte l’instant présent. Nous adultes, nous voulons apparaître lisses, passe-partout, sans aspérités, en self contrôle permanent et fatigant, prisonniers de notre passé, angoissés quant à notre avenir, et l’instant présent nous passe sous le nez. Albane nous dit : « Soyez spontanés. »

Albane est une petite fille espiègle. Elle sourit, elle rit, elle est joyeuse. Des ingrédients qui donnent du sel et de la couleur à nos vies. Et c’est dans cette espièglerie que vous la reconnaîtrez, comme Jésus qui laisse à ses disciples le mémorial humble et sobre de sa présence : la nourriture d’un morceau de pain sans levain. Albane vous laisse aussi des mémoriaux, signes de sa présence au cœur de vos vies : l’espièglerie et la spontanéité.

La couleur préférée d’Albane est le violet : ses lunettes et son serre-tête sont là pour le rappeler sur la photo. Cette couleur a une signification particulière pour l’Eglise : elle est la couleur de l’attente avant la célébration d’un des grands mystères de la vie de Jésus, Noël ou Pâques. Cette couleur est un message qu’Albane nous laisse : nous sommes désormais dans l’attente de la retrouver un jour auprès de Dieu.

Etienne, vous me glissiez que lorsque votre petite tribu familiale s’élançait pour aller à l’école, Albane est toujours devant, c’est elle qui entraîne Clotilde et Gabriel, elle les précède. Aujourd’hui, dans la foi et l’espérance, Albane nous précède comme Jésus a promis qu’il précéderait ses disciples, qu’il partirait pour leur préparer une place et reviendrait les chercher. Albane nous précède, elle est la première à rejoindre la maison du Père. La première sur un chemin imprévu, nouveau, radical : celui d’un amour vécu dans l’absence de l’être aimé, qui nous laisse des signes humbles et fugaces de son amour dans l’attente de retrouvailles éternelles. A vue humaine, Albane est peut-être un souvenir, mais dans la foi, l'amour et l’espérance, elle est surtout une communion et un a-venir.

Alors, merci Jésus de nous avoir donné Albane, merci pour son témoignage de vie intense et lumineux. Merci Albane, pour ta spontanéité, pour ton espièglerie, pour ton amour de l’instant présent, pour ta joie de vivre, pour ton caractère fonceur qui nous ont laissé voir à travers ta trop courte vie un beau cœur d’enfant qui annonce le Royaume de Dieu.

Avec toi Albane, le cœur très lourd du chagrin de te quitter mais rempli de l’espérance de te savoir dans les mains de Dieu, nous voulons fredonner et garder en nous ta maxime de vie : 

T’en fais pas, la vie est belle,

Comme un vol d’hirondelle,

Qui s’en va et qui revient 

Au printemps un beau matin."

Père Henry





Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire