"A force de ne pas parler des choses, par élégance, on ne dit rien, et on l'a dans le cul !"

Louis Ferdinand Céline

jeudi 30 août 2018

Ce qui était mieux avant, plaidoyer pour la nostalgie / Alain Finkielkraut



Il faudrait être un monstre d'ingratitude pour ne pas reconnaître les bienfaits du temps présent: nous, Européens, avons cessé de nous faire la guerre ; nous guérissons de maladies naguère incurables ; la durée moyenne de la vie est en augmentation constante ; la malédiction biblique a été levée: les femmes n'enfantent plus dans la douleur ; nous sommes moins contraints, moins engoncés, les mœurs sont plus libres ; les start-up nous offrent des services auxquels nous n'aurions même pas pensé, nous nous déplaçons facilement, nous accédons en un clin d'œil à toute la mémoire du monde… Mais:

L'École, ce devait être mieux avant puisque toujours moins de candidats postulent au métier de professeur.

Les cafés, les restaurants, les clubs de loisirs, c'était mieux avant le boum-boum de la musique d'ambiance.

La rue, c'était mieux avant l'invasion des téléphones portables.

Les éléphants, les buffles, les lions, les léopards, les rhinocéros, c'était mieux avant que ces espèces soient menacées de disparition.

Les vaches, les poules, les cochons vivaient mieux avant l'élevage concentrationnaire.

La culture, c'était mieux avant le tout-culturel.

L'opéra, c'était mieux avant l'arraisonnement des œuvres par des metteurs en scène ivres de leur pouvoir et esclaves de l'air du temps.

Le passé, c'était mieux avant qu'il soit systématiquement mis au goût du jour.

Le réel, c'était mieux avant l'écran total.

Le bac, c'était mieux quand ce n'était pas une blague.

La syntaxe, c'était mieux avant que les politiques et les experts s'interrogent «sur comment» combler les déficits ou inverser la courbe du chômage.

L'élitisme pour tous, c'était mieux que l'anti-élitisme.

Le kitsch, c'était mieux avant sa consécration par l'Art contemporain.

Le vivre-ensemble, c'était mieux quand l'expression n'existait pas.

La lutte des classes, c'était mieux que la fracture française.

La République, c'était mieux avant les territoires perdus.

Les murs d'immeuble, c'était mieux avant les tags.

La laïcité, c'était mieux quand on l'oubliait parce qu'elle allait de soi.

Le débat, c'était mieux avant les listes noires dressées à intervalles réguliers par les organes de la vigilance.

L'humour, c'était mieux avant le ricanement permanent des amuseurs.

Le club des cinq, c'était mieux avec le passé simple.

L'antiracisme, c'était mieux avant les procès en sorcellerie.

La vie privée, c'était mieux avant Facebook et Instagram.

Le dimanche, c'était mieux quand c'était dimanche.

L'égalité, c'était mieux avant l'écriture inclusive.

Les paysages, c'était mieux avant la multiplication des zones commerciales et l'extension indéfinie du périurbain.

Les yeux voyaient mieux quand il y avait des poètes.

Le silence, c'était mieux avant qu'il soit chassé de partout.

La terre, c'était mieux quand on était moins.

La nostalgie, c'était mieux avant qu'on veuille l'extirper à tout prix du cœur des hommes.


Alain Finkielkraut - Paris - 29 août 2018









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