"A force de ne pas parler des choses, par élégance, on ne dit rien, et on l'a dans le cul !"

Louis Ferdinand Céline

jeudi 12 janvier 2023

Peut-on sortir du marché européen de l’électricité ?

 



Jean-Michel Quatrepoint, journaliste et essayiste décrypte avec précision le fonctionnement du marché européen et les modalités d’une réforme ou d’une sortie de ce dernier.


LE FIGARO. - Alors que le prix de l’électricité explose au point de menacer l’avenir de certaines entreprises, nombre d’observateurs pointent le marché européen de l’électricité. Comment ce dernier fonctionne-t-il ?

Jean-Michel QUATREPOINT. - Les anciens patrons d’EDF sont quasiment unanimes pour dire que ce marché européen n’a pas bien fonctionné, ou en tout cas au détriment de la France. Il faut se rappeler pourquoi il y a eu ce marché européen et comment cela s’est fait. Le marché a été fondé sur deux principes plus un objectif politique allemand. Le premier principe est un libéralisme pur et dur, qui était très à la mode à la fin des années 1990. On a décidé que l’électricité était une marchandise comme les autres, et que ses prix devaient donc être régulés par l’offre et la demande. Jusqu’alors, ses prix dépendaient des coûts de production. C’est là où l’on a introduit un mécanisme pervers pour l’électricité qui est un bien qui ne se stocke pas. Ce principe libéral se fonde sur l’idée que l’offre et la demande doivent s’équilibrer en permanence.

Donc aux périodes de pointe, notamment le soir ou le matin de bonne heure, c’est la dernière centrale en activité qui équilibre la demande. Or, il se trouve que cette dernière centrale marche généralement au gaz, et a donc un coût de production plus élevé que les centrales nucléaires. Tant que le prix du gaz restait relativement bas, cela ne posait pas de problèmes. Lorsqu’il s’est mis à grimper, le prix de gros de l’électricité aux périodes de pointe a explosé. Le second principe est celui de la concurrence, qui avait pour but de mettre fin au monopole des sociétés de production d’électricité, spécialement EDF, qui était la société de production la plus puissante en Europe. C’était un véritable modèle. L’idée était d’ouvrir le marché à la concurrence pour le bien du consommateur. Mais comme EDF bénéficiait d’une rente nucléaire, on lui a demandé de mettre à disposition des nouveaux concurrents une partie de sa production nucléaire (25 %) pour ne pas les défavoriser, au prix courant de l’époque, soit 42 euros. Ces 42 euros prenaient en compte le coût de production et de maintenance de l’énergie nucléaire, mais pas le développement des futures centrales. Ce qui a posé des problèmes à EDF, qui se voyait amputé d’une partie de ses ressources pour investir. L’idée était que les nouveaux participants devaient avoir un prix d’achat de l’électricité intéressant, pour qu’ils puissent investir dans de nouvelles capacités de production, notamment dans le renouvelable. Mais ces nouveaux entrants ont proliféré sans investir. Ils se sont, pour la plupart, contentés d’acheter l’électricité à 42 euros à EDF pour la revendre au consommateur avec une bonne marge. Ce qui a contribué à affaiblir EDF.

Quant à l’Allemagne, à cette époque, elle était en train d’abandonner le nucléaire pour deux raisons. La première parce qu’il y avait la pression des Verts, et la seconde parce que Siemens, qui participait au développement du nucléaire avec Framatome, est sorti de Framatome à ce moment-là, et n’avait plus d’intérêts industriels dans le développement du nucléaire. C’est pourquoi, entre 2008 et 2011, les Allemands vont faire pression sur Bruxelles pour affaiblir EDF et faire en sorte que l’économie française bénéficie de moins en moins de l’avantage compétitif que représentait une électricité nucléaire à bon marché.

LE FIGARO. - Le gouvernement soutient qu’il serait aujourd’hui très difficile de sortir de ce marché européen. Est-ce le cas ?

Jean-Michel QUATREPOINT. On entend deux principaux arguments en faveur du marché européen de l’électricité. Le premier est de dire que nous avons besoin de cette interconnexion, notamment le soir aux heures de pointe, car elle nous permet d’approvisionner le marché français par la production des centrales à gaz allemandes. Il est vrai que l’on importe aujourd’hui de l’électricité d’Allemagne, à un prix très élevé. Et cela s’est aggravé avec la non-disponibilité de 22 réacteurs nucléaires du fait de la maintenance retardée par la crise sanitaire et des problèmes de corrosion sur des circuits de secours sur un certain nombre de réacteurs. On se dit alors qu’il est heureux d’avoir cette interconnexion, sans laquelle nous ne pourrions pas avoir suffisamment d’électricité aux heures de pointe.

Mais il est vrai aussi que l’interconnexion existait avant le marché européen, et elle existe aujourd’hui avec des pays comme la Suisse et l’Angleterre, qui ne font pourtant pas partie de l’Union européenne. Si l’on sortait du marché européen de l’énergie, rien n’empêcherait d’avoir des contrats avec nos voisins, notamment l’Allemagne, pour s’approvisionner en électricité à un certain prix. Cela n’empêcherait donc pas un approvisionnement depuis l’étranger. En outre, nous importons à la pointe, mais nous exportons durant le reste de la journée, notamment vers l’Allemagne, car nos centrales nucléaires produisent en continu. Et lorsque le vent et le soleil ne sont pas au rendez-vous, notre voisin est bien content d’avoir notre électricité nucléaire à bon marché qui lui permet de mettre au repos ses centrales au gaz… qu’elle ouvre le soir pour nous vendre ses mégawatts (MW) d’origine gazière au prix fort. Nous nous tenons donc par la barbichette…

 LE FIGARO. - Certes, mais nous avons signé des traités…

 Jean-Michel QUATREPOINT. Sortir unilatéralement du marché européen de l’énergie poserait effectivement un problème juridique et politique. Reste que Bruno Le Maire s’est montré, depuis plus d’un an, très critique de ce marché européen de l’énergie, expliquant qu’il n’était pas adapté aux énergies renouvelables et au nucléaire français, qui a un coût de production très faible. Le coût de production du nucléaire est d’environ 45 euros, et celui de la production hydraulique aux alentours de 20 euros. Globalement, le coût moyen de production de l’électricité en France tourne autour de 65 euros le MW. C’est bien en dessous des 500 euros que vont devoir payer cette année des PME et des artisans. Leurs nouveaux contrats sont totalement déconnectés des coûts réels de production. Aujourd’hui, Bruno Le Maire nous dit que sortir du marché européen serait une folie. Comment engager un bras de fer, une négociation avec Bruxelles et Berlin, s’il commence par dire que de toute façon nous resterons dans ce marché ? C’est comme si le président de la République, en cas de montée des tensions, disait que l’utilisation de notre force de frappe serait une folie. En excluant par principe une sortie on ne se met pas en position de force pour négocier une réforme de fond en comble de ce marché.


LE FIGARO. -  Est-il est possible de réformer le marché européen sans pour autant en sortir ?

Jean-Michel QUATREPOINT.  C’est ce que voudrait faire le gouvernement. Le président de la République souhaitait que le problème soit réglé fin novembre, mais les Allemands font traîner les choses en longueur, car ce n’est pas dans leur intérêt. Soyons clairs, les Allemands ne sont pas de gentils partenaires, mais de véritables concurrents qui défendent leurs intérêts. Et leur intérêt c’est que la France n’ait pas accès à une énergie bon marché. Il faudrait une réforme du marché pour que l’on prenne beaucoup plus en compte les vrais coûts de production, et les nôtres sont bien inférieurs à ceux de l’Allemagne quand elle fait tourner ses centrales à gaz, ses éoliennes, et son énergie solaire. Aujourd’hui notre production est décarbonée à 95 %, nous sommes les meilleurs élèves de l’Europe grâce au nucléaire qui représente 65 % de notre production.


Le Figaro, le 12 janvier 2023




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