"A force de ne pas parler des choses, par élégance, on ne dit rien, et on l'a dans le cul !"

Louis Ferdinand Céline

lundi 15 avril 2024

Le retour de M. le maudit

 


par Eric Naulleau - Journal du Dimanche, 14 avril 2024


Richard Millet a été banni de la République des lettres pour avoir publié Langue fantôme suivi d’Éloge littéraire d’Anders Breivik. Le verdict prit la forme d’une pétition ainsi évoquée par le condamné lui-même : « Cent vingt salauds qui ont apposé leur nom à un texte d’Ernaux, depuis lors nobélisée pour ses bourdieu-siennes paraphrases, ses bondieuseries existentielles et ses fuites urinaires, article publié à la une du Monde en septembre 2012 […] Le salaud se cache aujourd’hui dans le Bien : c’est le dénonciateur vertueux, le sycophante pétitionnaire, l’indic post-littéraire, avec tout ce qui traduit la bonne conscience de l’idéologie dominante, laquelle est, on le sait, de la mauvaise foi patentée. » L’ouvrage cité prêtait à discussion et même à controverse. Fort bien. Mais on ne sache pas que Louis Aragon ait été privé d’entrer dans la Pléiade pour avoir commis une ode au Guépéou, ni Virginie Despentes à l’académie Goncourt pour avoir bramé son amour des frères Kouachi, les massacreurs islamistes de Charlie Hebdo.

Ces dix dernières années, l’auteur de Lauve le pur (P.O.L., 2000) a donc peu publié, mais beaucoup observé, beaucoup écouté. Et s’il est permis d’user d’un oxymore, seul le ton de froide imprécation de ces Nouveaux Lieux communs pouvait rendre compte du désastre en cours. De l’effondrement du niveau scolaire et intellectuel, de l’ensauvagement de la société, de la décivilisation de l’humanité. Et surtout d’une offensive terminale contre le français, « à propos de quoi il faudra un jour écrire un essai tel que celui que Victor Klemperer a consacré à la dénaturation de la langue allemande par le IIIe Reich ». En attendant, Richard Millet concasse l’époque en 300 morceaux, 300 poncifs – de « Nauséabond » aux « Territoires perdus de la République », de « Faire payer les riches » à « Nous sommes tous des migrants », de « Les Israéliens font aux Palestiniens ce que les nazis ont fait aux juifs » à « La personnalité préférée des Français ». Trois cents petits cailloux semés à l’intention des Petits Poucets de la postmodernité, un à un soulevés pour dévoiler l’inquiétant grouillement qu’ils dissimulaient : « Des êtres ignorants, veules, connectés, conditionnés, esclaves de vices reconvertis en “orientations sexuelles”, malmenés par les flux migratoires, égarés dans la guerre intercommunautaire, les attaques de l’islamisme, l’hébétude démocratique et cannabisée, quelques-uns seulement refusant cette servilité, notamment de sombrer en même temps que la langue qui a porté jusqu’à eux l’héritage d’Athènes, Jérusalem et Rome – celui de la France, aussi. » Le poison des injonctions progressistes distillé à flot continu dans les cervelles contemporaines agit comme le venin d’un serpent qui endort sa victime pour mieux la dévorer. À l’encontre de ce que voudrait faire croire l’étymologie anglaise du mot, « l’idéologie woke plonge les gens dans une stupeur si proche de la stupidité que le paradoxe se résout encore de cette façon : wokistes, encore un effort pour demeurer des esclaves ». L’empire du Bien, insiste Millet, ne connaît aucune limite dans son entreprise de falsification et sa volonté d’annexion. 

Depuis la figure de Simone Weil (« Étrange, n’est-ce pas, qu’on fasse servir à l’idéologie mondialiste une femme qui eût exécré […] le délitement de la nation où elle avait vu le jour et, avec elle, de la civilisation européenne… ») jusqu’à la civilisation arabo-musulmane : « C’est donc cette bannière que revendiquent tout à la fois les Frères musulmans, l’État islamique, et les utiles idiots de l’islamo-gauchisme européen, tout comme les benêts œcuménistes qui, la tête sous le couteau, loueraient encore le modèle de vivre-ensemble d’al Andalus, l’Alhambra, les jardins de Grenade, la tolérance islamique, etc. »

Le siècle a perdu le nord, la dissidence est passée d’est en ouest, refuznik se dit aujourd’hui « réfugié de l’intérieur, naufragé éditorial ». Il connaît sa mission : « Les animateurs culturels et propagandistes du Bien se vouent désormais à la traque de ce qui critique, dévie, contourne le Système, tandis que notre tâche à nous, francs-tireurs, est de le contourner sans relâche en détruisant leurs mots d’ordre, et en n’étant jamais là où on nous attend. » Message reçu.




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