"A force de ne pas parler des choses, par élégance, on ne dit rien, et on l'a dans le cul !"

Louis Ferdinand Céline

jeudi 24 décembre 2020

En ce Noël 2020, prions pour nos frères Chrétiens d'Orient

 


«Les Arméniens, un peuple abandonné»

Par Sylvain Tesson pour «Le Figaro Magazine»


Définition du génie turc: faire place nette autour de soi. Une partie du Haut-Karabakh arménien - Artsakh, de son nom originel - est tombée aux mains des Azéris turcophones le 9 novembre 2020. L’Arménie et l’Azerbaïdjan, anciennes Républiques socialistes soviétiques, indépendantes depuis 1991, ont signé un accord de cessez-le-feu, sous le patronage de la Russie, à 10 heures du soir.

Pour l’Arménie c’est la Toussaint. «Quel dommage, cette guerre: l’automne était superbe», grince Areg, volontaire arménien de 40 ans, venu de sa Belgique d’adoption, comme quelques-unes des 12 millions d’âmes de la diaspora. Une catastrophe humanitaire se profile dans le petit pays de 3 millions d’habitants. La catastrophe spirituelle a déjà eu lieu. Celle-ci sera vite absorbée dans la frénésie mondiale.

À la fin du mois de septembre, les troupes de l’Azerbaïdjan, soutenues par l’armée turque, appuyées par la chasse aérienne, servies par l’usage de drones de fabrication israélienne et le mépris des conventions internationales, pénétraient dans le territoire du Haut-Karabakh peuplé de 150.000 Arméniens et soutenu par Erevan. Motif de l’agression: récupérer l’enclave dont les Azéris avaient été expulsés à la chute de l’URSS.

Les Azéris s’accordent le crédit du «droit international». L’argument est indéniable: le Haut-Karabakh appartient à l’Azerbaïdjan puisque les bolcheviks en décidèrent ainsi en 1923. Si les découpages de Staline fondent le droit international, on peut adouber Bakou! Mais si l’on se place du côté des préséances du passé («l’Histoire», en vieux français), le Karabakh est une place forte arménienne. Plateau du flanc oriental, ce mouchoir de roche, dont le calcaire blond sert à édifier des églises depuis mille six cents ans, n’est pas un caravansérail, mais un clocher. Citadelle du dernier recours, cœur de l’empire christianisé aux IIIe-IVe siècles, il s’est maintenu, menacé sur ses flancs par la triple poussée perse, arabe et turque. Au Proche-Orient et dans le Caucase, l’enclavement est une option délicate. Surtout quand les Russes se mêlent d’arranger les choses.

À la chute de l’URSS, l’Arménie et l’Azerbaïdjan s’affrontèrent. L’Arménie perdit 30.000 hommes dans le conflit. En 1994, elle récupéra son enclave, évacua les Azéris du Karabakh, sécurisa les pourtours et relia son donjon forestier à la république indépendante par un couloir - une aorte! - appelé corridor de Latchin. Les Arméniens rebaptisèrent du nom d’Artsakh l’antique province, qui proclama son indépendance, rêvant un jour d’un rattachement à la barque amirale. L’ordre des anciens jours revenait. En géopolitique, quand le passé se rétablit, l’avenir ne présage rien de bon.

Vingt-six ans après les accords de 1994, aux premiers jours de novembre 2020, sur les bordures du haut plateau de l’Artsakh, les soldats arméniens contrôlaient encore leurs positions, pleins d’espoir: on tiendrait encore un peu, l’Europe se réveillerait, la Russie interviendrait… L’espoir est un allié fiable en Arménie. Chouchi, parvis spirituel, n’était pas encore tombé. La capitale, Stepanakert, résistait. Deux tiers des habitants de l’Artsakh s’étaient réfugiés sur le territoire de la République arménienne, trouvant des bras ouverts chez leurs frères. Sur le plateau, 60.000 personnes, appuyées par l’armée arménienne et la mobilisation nationale, essuyaient les atrocités azéries. «On est tellement habitué à tenir…» confiait Isabella Algaryan, conseillère municipale d’Erevan.«Ici, la frontière a toujours signifié ligne de front», ajoutait Benyamin Boghossian, maire du village frontalier de David Bek, avec un rire aussi jaune que ses dents en or.

Dans les bourgs ruraux de Kornidzor, de Khndzoresk, au long de la frontière boisée, sur le parapet des zones de sécurité et dans l’Artsakh lui-même, en première, en deuxième, en troisième ligne, de partout, affluaient les volontaires: l’instituteur, le tractoriste, le commerçant et l’ouvrier. Un député, même: Arman Yekhovan, président de la commission parlementaire permanente à l’intégration européenne (quelle farce!), avait troqué le complet contre le treillis. Dans les villages évacués, la défense s’organisait grâce aux tontons flingueurs de la paysannerie locale: les vieux avaient réempoigné les AK-47 dans les corps de ferme.

C’est rare de rencontrer un peuple en armes dont les membres - conscrits imberbes, soldats de choc et fantassins du passé réunis - n’expriment aucune plainte. C’est que les Arméniens défendent davantage qu’un potager. C’est leur vie sur la terre qui se joue. La possession des 11.000 km2 des montagnes fertiles et humides de l’Artsakh - plantés de pieux cépages - ne constitue pas l’enjeu de la guerre. «Nous devons gagner ou nous serons exterminés», sait déjà Narek à 22 ans. Ce jeune ingénieur informatique versé à la défense, surveille à la jumelle, de sa tranchée, un affluent de l’Araxe. «Les Azéris ne se battent pas pour gagner du territoire mais pour nous effacer!» renchérissait Julietta, artiste musicienne, tout juste chassée de sa maison de Chouchi sans avoir même eu le temps d’emporter sa chère guitare.

Les Arméniens parlent du fond d’une tombe. Ils échappèrent en 1915 au premier génocide du XXe siècle, orchestré par le voisin ottoman. Les Turcs refusent de reconnaître le fait et s’entretiennent dans la haine de leur petit voisin. L’année 1915 ne suffit pas au président Erdogan qui rêve d’en finir avec «les restes de l’Épée», ainsi que les Turcs désignent les survivants du génocide. L’islam, cette fine lame.

Armes fourbies, les Arméniens répétaient en cette Toussaint 2020: «Nous allons vaincre» ! C’était la politesse du désespoir. Dans les derniers carrés, l’auto-persuasion conjure toujours l’inéluctable. Le premier ministre Nikol Pachinian entretenait la propagande, refusant d’avouer la débâcle. Le peuple lui reprochera longtemps la signature de la fin des hostilités prise pour une braderie à faible compte. Des jeunes gens avaient été sacrifiés. Leurs noms flottaient au vent, imprimés sur des banderoles de deuil noires, tendues au-dessus des routes: Atom, 20 ans, Aram 19 ans. Pourquoi étaient-ils morts?

À l’hôpital Erebouni d’Erevan, Seyran et Edmond restaient calmes. Le premier avait perdu son œil, l’autre était touché au dos. Ils étaient du même escadron, ces deux tankistes de la chambre 516, et avaient été blessés par la défense azérie. Ils se tenaient compagnie, l’un au chevet de l’autre, doux, légèrement morphinés, sans haine au fond du cœur. Edmond:«J’ai des éclats d’obus dans la colonne vertébrale. J’étudiais les relations internationales à l’université avant d’être mobilisé. Les Turcs ne s’arrêteront pas là.» Puis il se taisait parce que ces mots le faisaient suffoquer.

L’Europe, rompue aux indignations, n’a pas bronché. Seul le président Macron, au mois d’octobre, pointait «l’agression des Turcs et des Azéris» et confirmait qu’Erdogan avait transfusé les djihadistes de Syrie vers les montagnes de l’Arménie (plusieurs milliers). Charge à ces mercenaires islamistes, qui s’étaient entraînés sur les populations kurdes, de réaliser à la lettre les injonctions du 187e verset de la deuxième sourate coranique. L’Histoire commence par les mots et la désignation de l’ennemi. Macron a prononcé les premiers et identifié le second. La vieille amitié franco-arménienne, quoique hibernante, n’était donc pas complètement morte.

Ces paroles constituaient une maigre consolation pour les combattants de l’île continentale. Ils n’avaient que cela mais ce n’était pas rien. Patrice Franceschi avait lancé une prédiction, pendant l’été 2020, dans un essai intitulé Avec les Kurdes (Gallimard): en abandonnant les Kurdes de Syrie, l’Europe laisse le champ libre à l’internationale mahométane armée et prépare de futurs foyers d’infection islamique. Oublions que les Kurdes participèrent à l’extermination arménienne de 1915 et reconnaissons qu’ils forment à présent avec les Arméniens une même communauté des peuples en trop, menacée par le nouvel ordre islamo-ottoman.

Dans le village de Khndzoresk Merkin, Mourad, Arménien de Syrie qui ne déparerait pas dans le souk d’Alep, se souvient d’avoir été chassé de son pays, il y a huit ans, par les mêmes islamistes qu’il retrouve à présent dans les vergers d’Arménie. Il se bat pour ses parents. Il faut se battre pour ceux qui restent.

D’où vient le silence occidental? Le sort des Ouïgours (musulmans de la Chine occidentale), martyrisés par les communistes chinois, a déclenché à noble titre d’immenses élans de compassion dans les opinions européennes. Le subit intérêt pour ces causes a parfois des airs de campagnes de communication. Les Arméniens n’ont pas le droit à nos considérations. Que leur manque-t-il? Y aurait-il une indexation de l’indignation publique sur l’origine des populations qui en bénéficient? Quelques pistes de réponses: l’Arménie fut le premier royaume chrétien du monde. Les liens avec la Russie sont encore fermes, même si Moscou vient d’en prouver l’élasticité. La croix et l’aigle à deux têtes: héraldique ringarde. Les Arméniens ne remplissent pas les critères d’accession à la pitié globale. Jacques Julliard l’a souligné: l’idéologie humanitariste, ayant perdu les faveurs du prolétariat ouvrier, a transféré aux musulmans du monde le soin d’incarner la figure du damné de la terre, jadis symbolisée par le moujik, le paysan chinois ou le khmer rouge. Un chrétien à moustache qui boit du vin dans des montagnes tempérées, à l’ombre d’un clocher explosé par un drone azéri, n’émeut pas le public cyber-global à même hauteur qu’un réfugié sahélien.

Dans la société du spectacle, à chacun son Rohingya. Rousseau le formulait dans l’Émile: «Tel philosophe aime les Tartares pour être dispensé d’aimer ses voisins.» Et c’est ainsi que les malheurs d’un peuple de notre étranger proche et proche à notre cœur, fauché presque entièrement par un récent génocide, menacé par un environnement ultrahostile, bombardé au phosphore sur son territoire, ne provoque aucun sentiment dans une Europe de l’émotion automatique! Pas une bougie, pas un «cœur-avec-les-doigts», pas un ours en peluche pour l’Arménie à genoux! Aliev, le président azéri traite de «chiens» ses ennemis. On a connu chez nous des indignés professionnels qui s’indignaient à moins. Le caravanier azéri aboie, tout passe.

Pourquoi les cavaliers des steppes, déboulés il y a peu de siècles dans le vieux jardin des civilisations millénaires usent-ils à l’égard de l’Arménie d’une haine irrationnelle? «C’est le complexe du barbare», analyse David, Arménien de Hollande prêtant main-forte aux réfugiés de Latchin dans un hôtel de Goris transformé en centre d’accueil.

L’Arménie s’enfonce dans la certitude de sa propre malédiction. Là-bas, la douleur est une seconde nature. Pour la diaspora, le chagrin fonde l’identité. «Nous savons pleurer. Nous n’avons pas eu le temps d’effacer les traces de 1994 et les Azéris reviennent», dit la vieille Markaride, qui n’a pas évacué sa ferme de Khndzoresk Merkin et écoute en pantoufles, au milieu de sa basse-cour, la détonation des lance-missiles Smerch. Vardan Omanian, star du petit écran qui s’est porté volontaire au début d’octobre, est couché sur son lit d’hôpital, la jambe gauche brisée par un éclat, dans l’attente de deux nouvelles opérations: «Nous ne possédons plus qu’un dixième de notre territoire ancestral, que restera-t-il si nous ne nous battons pas?» Si les événements dessinent une trajectoire plutôt qu’ils ne fixent un état, l’Arménie disparaîtra. Les civilisations sont plus mortelles que les barbares car les profondeurs sont plus vulnérables que les surfaces.

Les Azéris récupèrent une partie de la zone de sécurité et empiètent sur la bordure australe de l’Artsakh. Ils se rétablissent dans les frontières de leur toute jeune nation. C’est un demi-triomphe car les Russes s’impatronisent sur le territoire azéri. La victoire d’Aliev est de n’avoir pas obtenu ce qu’il voulait et de ne pas l’avoir obtenu tout seul! On a les gloires qu’on peut.

Les Russes reprennent la main dans le jeu caucasien. Poutine a signifié à Nikol Pachinian qu’il ne fallait pas jouer les insolents avec Moscou. Avis aux anciens satellites qui veulent faire cavalier seul! Les Russes ont attendu, ils ont laissé l’Arménie reculer et l’Azerbaïdjan conquérir laborieusement ce qu’il pouvait, puis ils ont évité le massacre final. Ils reviennent sur les anciennes franges soviétiques. Tout juste Poutine perdra-t-il un peu, chez ces aficionados européens, l’image du défenseur de l’Europe chrétienne.

Le projet d’expansion turc triomphe. Erdogan peut suivre son rêve impérial sans que l’Europe l’en empêche. Fait-il payer à l’Europe de ne l’avoir pas accueilli en son sein? Jacques Chirac, qui se pensait toujours coupable, militait pour une Turquie attachée à l’Union, afin d’éviter qu’Ankara ne s’amertume. Mais qu’est-ce qui prouve que le Sultan n’aurait pas mené ses visées, même au sein de l’Union? Erdogan se voit en grand Khan des steppes turciques, lorgnant la profondeur centrale-asiatique. Sa carte de l’unité turcophone dessine une bande, du Bosphore à Oulan-Bator, couvrant le Caucase du sud, la Caspienne, les déserts turkmènes, l’oasis ouzbèke, les steppes kazakho-kirghizes. Il se projette en fédérateur de Touran. C’est le retour vers son foyer d’un principe de poussée. C’est aussi la consolation de l’échec d’expansion vers l’ouest.

L’islam constitue pour Erdogan le ciment de ce rêve. Il l’annonce sans dissimulation: Sainte-Sophie est sur ses ordres devenue une mosquée cet été. C’est un des événements les plus considérables de l’année 2020… et un des plus inaperçus. Or, l’Arménie est un caillou dans le projet. Elle est un hiatus dans le continuum territorial vers la profondeur centrale asiatique et empêche la liaison entre le plateau anatolien et les rivages caspiens. Pour Ankara, le problème vient d’être résolu. Un corridor reliant le Nakhitchevan azéri (zone frontalière de la Turquie ravie depuis longtemps aux Arméniens) et l’Azerbaïdjan a été obtenu, parmi les modalités du cessez-le-feu de novembre 2020. Cette géopolitique du couloir ressemble au travail des sapeurs qui creusent des tunnels pour faire sauter le donjon. On veine un massif de trous de ver, un jour, boum! il s’écroule.

Pour l’Europe, la chute de la citadelle arménienne devrait être un signal. Où s’arrêtera Erdogan? À Vienne? À Chypre? Le propre d’un autocrate est de jouer aux cartes en attendant les effets dominos. De quoi la chute de l’Artsakh est-elle la prémisse? Erdogan peut avancer ses pions.

L’Arménie est un avant-poste de la chrétienté, campée en terre d’Orient, l’échauguette de la civilisation occidentale. Et lorsqu’on demande - prudemment, parce que l’on est un Français bien élevé et que l’on ne veut pas avoir l’air de penser comme Samuel Huntington - à Arkady Hatchateryan, maire du village de Kornidzor, si l’on peut parler d’un combat du Croissant contre la Croix, il répond par une question: «Croyez-vous qu’ils nous attaqueraient si nous étions musulmans?» Puis il se lève et va organiser la relève des jeunes soldats qui tiennent le poste avancé. Il croit encore que quelque chose va arrêter la vague. Il n’a pas encore compris qu’une force gagne au Caucase, en Europe, dans le monde. Il est comme moi. Il est naïf. Il est aveugle. C’est un soldat arménien. Mon semblable, mon frère.

Sylvain Tesson / Le Figaro 20 novembre 2020





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