"A force de ne pas parler des choses, par élégance, on ne dit rien, et on l'a dans le cul !"

Louis Ferdinand Céline

samedi 3 avril 2010

Denis Tilliniac

Les matons d'un « Meilleur des mondes» néobobo
Carte Blanche de Denis Tilliniac parue dans Marianne

Il faut défendre Eric Zemmour pour que les mots renouent avec un sens, contre les faux bergers du puritanisme qui crient au loup pour néantiser l’autre.
Georges Frêche, Gérard Longuet, Robert Ménard, Eric Zemmour… Ces temps-ci, la police langagière ne lésine pas sur les rafles. Les propos incriminés étant en soi anodins, c’est le climat dans lequel ils ont été diabolisés qui méritent le détour d’une réflexion. Quel est l’objet de la censure ? Sa légitimité ? L’identité de ce Big Brother invisible qui lâche ses fatwas médiatiques ? Pourquoi cette hantise des mots au pays de la Fronde, de Guignol et des chansonniers ?
Des mots de la rue et, somme toute, du réel, car ce qui vaut à Zemmour une curée digne de l’Inquisition, on l’entend dire vingt fois par jour, et pas seulement au café du Commerce. Tout repose, semble-t-il, sur une sanctuarisation des minorités – ethniques, culturelles, régionales, sociales, sexuelles, religieuses. Nul n’est censé les critiquer – pardon, les « stigmatiser » – sous peine de commettre un péché désormais mortel : la « discrimination ». Prise à la lettre de la loi qui la pénalise, la discrimination vaudrait l’index à quasiment tous les écrivains de notre patrimoine. En creux elle dénonce l’existence d’une majorité suspecte par essence, vouée à expier son péché originel en euphémisant, en tamisant, en feutrant, en affadissant, en laminant l’expression de ses sentiments.
Au mieux les goûts et les couleurs de cette majorité trahissent le beauf. Au pis, il sera « réac », voire « facho », car cette démonologie ne fait pas dans la dentelle. Pour -parler clair, le « Gaulois », comme disent les jeunes des cités sans y voir malice, est sommé de se tenir à carreau. Préfère-t-il Mozart au rap, Giotto aux tags et le baroque aux arts premiers, on suspecte la morgue de l’Occidental ; on croit apercevoir l’ombre portée de l’esclavagiste, du colonialiste, et caetera.
Ose-t-il affirmer que l’identité profonde de la France est peu redevable aux flux migratoires du siècle dernier, le voilà présumé franchouillard. Donc étriqué, frileux, « rance » (Sollers), barrésien, et j’en passe. S’il avoue une inclination pour l’altérité des genres (Ménard), il présuppose indûment quelque chose d’aussi monstrueux qu’une norme : vade retro, hétéro ! S’il dresse à haute voix sur la population carcérale française un constat validé par les magistrats, les policiers, les élus et qui-conque a visité une maison d’arrêt (Zemmour), c’est pis. Son verbe a « stigmatisé » des « minorités visibles » (termes en usage pour maquiller leur identité), il doit payer. Encore Zemmour est-il lui-même issu d’une minorité ; on se demande avec quel bois l’Inquisition aurait alimenté le bûcher s’il débarquait du Cantal ou du Haut-Bugey. Ce qui, en somme, définit le péché, c’est sa référence implicite – ou supposée – à une norme perçue comme majoritaire (le « Gaulois », l’hétéro, le catho, etc.). On peut en conséquence canarder le pape, prétendument complice d’actes pédophiles. Mais pas Frédéric Mitterrand, Polanski ou Cohn-Bendit, couverts par leur appartenance présumée aux minorités « culturelles ».
Reste à cerner l’identité de ce flic sans visage qui traque le dissident, terrorise le politique, intoxique les journalistes et impose une loi du silence dont on rigole à l’étranger. N’accablons pas les médias et leurs relais mondains. Ils régentent les exécutions publiques, ils propagent les excommunications, ils les orchestrent à l’occasion, mais le verdict vient d’ailleurs. De partout, de nulle part. Aucune instance normative ne le légitime, et pour cause : la démonologie fonctionne sur la récusation de toute norme, la divinisation de toute marge, le déni de toute mémoire, la hantise de toute tradition. Le nihilisme qui la cautionne stagne dans l’air du temps, on le respire, on a du mal à le nommer.
D’ailleurs, il ne faut rien nommer. Le mot en soi fait l’objet d’une suspicion apeurée et le peuple qui en use avec sa gouaille millénaire doit être muselé. A défaut il importe de le terroriser, ce à quoi s’emploie le lâche suivisme du législateur, fût-il droitier. Rien de plus efficace, pour le téléguider, que de lui inoculer la crainte d’être ringardisé. De fait, les couples historiques (bien-mal, beau-laid, vrai-faux) sont invalidés par le seul clivage qu’instaure la déesse Modernité : ringard contre branché ! Il faut être branché sur les minorités : plus on fractionnera le corps social, moins l’hydre majoritaire aura de latitude. Qui décrète la ringardise ? Personne et tout le monde. Elle suinte naturellement de cette majorité invisible, indicible, muette d’ailleurs, mais frappée d’infamie car sujette, croit-on, à ressusciter la norme. Ou pis, la cohésion. Ou pis encore : elle est suspectée de requalifier le bon vieux réel, ce summum de la ringardise.
En effet, ce qu’on ne doit pas dire, on le pense néanmoins. On le ressent, on l’observe, on le sait. Les non-dits grouillent dans l’inconscient collectif, ou plutôt dans ses entresols. Ils s’impatientent, ils s’exaspèrent. Le refoulé finit par se venger, dans l’outrance ou dans l’amalgame, et alors la haine pointe son vilain museau. C’est malsain. En guise de soupape, le système médiatique concocte une kyrielle de « débats » animés par des « polémistes », avec l’espoir inavoué de « dérapages » qui feront monter l’audience. Faux dérapages : on laisse le non-dit se frayer un bref accès à la parole publique pour mieux l’éreinter. Après quoi les patrons de chaîne ou de station lâchent l’imprudent, qui aura tant soit peu révélé ce que pensent les proscrits, clandestinement.
Or ces proscrits sont majoritaires, et c’est bel et bien ce qu’on leur reproche. Jusqu’à quel degré d’autisme supporteront-ils la réclusion dans ce moderne « pavillon des lépreux » ? Jusqu’au comble d’un délire qui mettrait ce pays de francs railleurs à feu et à sang ? On peut le craindre. Certes, toute vie sociale exige le respect de quelques tabous. Encore faut-il qu’ils reposent sur un corpus homogène de convictions majoritaires. Celles des minorités ont droit de cité ; elles perdent leur raison d’être si la doxa ambiante n’est que leur addition anarchique.
Il faut défendre le polémiste Zemmour pour éviter le désastre d’une désintégration lourde de rancœurs. Il faut défendre l’écrivain Zemmour pour que la France, jadis terre d’accueil pour les plumes persécutées, ne devienne pas une geôle surveillée par les matons cinglés d’un Meilleur des mondes néobobo. Il faut défendre Zemmour pour que les mots renouent avec un sens, contre les faux bergers du puritanisme qui crient au loup pour néantiser l’autre. Il faut défendre Zemmour pour survivre dans cette jungle semée d’interdits ineptes où ma propre plume, de plus en plus, se sent traquée par une flicaille d’un gris désespérant.

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