Mathieu Bock-Côté: «La Roumanie, laboratoire de la post-démocratie»
CHRONIQUE - Le 6 décembre, la Cour constitutionnelle roumaine annulait le second tour de l’élection présidentielle sur fond de soupçons d’ingérences russes. Une décision discutable qui risque de faire du pays le laboratoire d’une gouvernance post-démocratique.
Le 24 novembre, les Roumains, à la surprise générale, conduisaient au second tour de leur élection présidentielle Calin Georgescu, un candidat antisystème, classé à l’« extrême droite » par les médias occidentaux, et surtout accusé de se désolidariser partiellement de la guerre en Ukraine (il était pour cela accusé d’être prorusse), qui obtenait 23 % des voix. Mais la plus grande surprise vint le 6 décembre, quand la Cour constitutionnelle roumaine décida d’annuler le second tour de l’élection, qui devait se tenir deux jours plus tard.
L’argument avancé par la Cour constitutionnelle avait de quoi surprendre. Même si aucune fraude ne semblait identifiable, le processus électoral aurait été déréglé par la Russie, à travers une manipulation du réseau social TikTok, en favorisant par ses algorithmes Georgescu. C’est à tout le moins ce qu’affirmèrent les services de renseignements roumains. C’est dans cet esprit que la Commission européenne a annoncé le 17 décembre une procédure contre TikTok, dans l’esprit du Digital Services Act. Ursula von der Leyen s’en est félicitée, au nom de la « protection de nos démocraties ». Dans la presse occidentale, le récit de la salutaire annulation d’une élection piratée s’est vite imposé.
Pour peu qu’on situe cette annulation électorale à l’échelle de la dernière décennie, elle ne surprendra pas vraiment. En 2016, la victoire surprise du Brexit avait désemparé la nomenklatura européenne. Elle avait voulu y voir le fruit d’une manipulation indirecte du référendum par Cambridge Analytica. Une semblable explication fut mobilisée quelques mois plus tard, avec la première victoire de Trump, fruit apparemment d’une opération russe. Un récit commençait à s’imprimer dans le débat public : les peuples qui votent mal, c’est-à-dire qui se dérobent aux injonctions idéologiques de l’oligarchie, le font parce qu’ils sont manipulés de l’extérieur. S’ils étaient correctement informés, ils seraient vaccinés contre le dérapage populiste.
C’est dans ce contexte qu’on a vu se développer une volonté explicite de contrôler les réseaux sociaux, qui avaient permis aux préférences populaires de prendre forme à l’extérieur des filtres et des pratiques d’encadrement du système médiatique officiel. D’ailleurs, en janvier 2024, à Davos, Ursula von der Leyen a déclaré que la désinformation était le premier péril de notre temps. On a toutefois compris assez rapidement que l’oligarchie nomme désinformation toute mise en récit de l’actualité qui contredit le grand récit mondialiste et diversitaire. Toute mise en récit qui heurte l’idéologie dominante sera jugée désinformatrice et haineuse.
D’ailleurs, l’argument utilisé pour annuler l’élection roumaine ressemble beaucoup à l’argument utilisé pour délégitimer la récente victoire de Donald Trump, qui serait due essentiellement à la force de frappe de X et au rôle joué par Elon Musk dans la campagne. Il est toutefois plus facile d’annuler une élection dans les Carpates que sur les rives du Potomac. De ce point de vue, l’annulation de l’élection en Roumanie a valeur de test, et ce pays s’est transformé en laboratoire d’une gouvernance postdémocratique, sous la tutelle européiste. On y verra aussi un rappel à l’ordre.
Car telle est la question : une fois que le peuple a mal voté malgré des consignes claires, que faire ? Comme le racontait dans ses Mémoires Boris Johnson, les élites britanniques ont tout fait pour que le vote pour le Brexit soit privé de conséquences concrètes. De même, la radicalisation du front républicain aux dernières élections législatives françaises correspondait à un détournement interne et à une reprise en main du système électoral par un cartel de partis voulant à tout prix empêcher l’arrivée au pouvoir du camp national. La logique du cordon sanitaire appliquée en Allemagne conjuguée aux menaces d’interdiction de l’AfD est de même nature.
Nous assistons partout en Occident à la radicalisation des techniques de neutralisation des mécanismes démocratiques. Le système, pour peu qu’on le nomme ainsi, ne se cache plus. En Roumanie, il a voulu faire un exemple, et rien n’interdit de croire qu’il frappera encore, en cas de nouvelles victoires populistes. La comparaison entre l’UE et l’URSS s’impose à nouveau. Tout comme au temps de la doctrine Brejnev, les pays y appartenant sont autonomes dans la mesure où ils ne s’éloignent pas d’un certain périmètre idéologique, qui se rétrécit (multiculturalisme, immigrationnisme, néoféminisme, gouvernement des juges, etc.) et qui se réclame de l’État de droit. De même, on ne se désolidarise pas, même à la marge, de la vision stratégique de l’Otan, comme on ne sortait pas du pacte de Varsovie.
Confessons néanmoins notre perplexité. Ailleurs, on présenterait de telles manœuvres comme un coup d’État. En Europe, on veut y voir aujourd’hui une entreprise de sauvetage de la démocratie.
Mathieu Bock-Côté - Le Figaro - 21 décembre 2024
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