Au crépuscule de la bataille de Diên Biên Phu, près de 12 000 soldats français sont faits prisonniers par les forces communistes. Après une traversée macabre de 800 kilomètres, des conditions de détention effroyables et des séances d’endoctrinement à répétition, seuls 3 300 survivront. Plongée dans l’enfer rouge.
Par Wandrille de Guerpel Extraits du n°74 du journal L'Incorrect
Le 8 mai, après plusieurs semaines d’intenses combats, la dernière colline « Isabelle » est tombée aux mains de l’ennemi. Le cessez-le-feu est annoncé. Mais le calvaire ne fait que commencer pour les 11 721 soldats français qui sont faits prisonniers par les forces du Viêt Minh. Parmi eux, 4 400 sont blessés et, ceux qui ne le sont pas, sont exténués par le rythme effréné des affrontements qu’ils viennent de mener. Seuls 3 300 d’entre eux survivront et retrouveront leurs foyers.
À marche forcée
Trois jours après que le général de Castries a ordonné le cessez-le-feu, il faut laisser sur place les corps du millier de camarades tombés – qui seront enfouis dans des fosses communes – car 800 kilomètres à pied attendent les soldats français. Peu importe leur état, qu’ils soient blessés, amputés, dysentériques ou autres. Tous vont marcher. Les longues chenilles humaines des prisonniers se mettent en place, avec cette « terrible rancœur envers les politiques qui l’ont emmené dans ce merdier » d’après les propos du mythique général Bigeard.
Il y a, au fond du calvaire qui attend ces soldats, un peu de l’épopée de Slavomir Rawicz qui s’échappa d’un camp russe quelques années avant eux, pour échapper à d’autres communistes. Les Vietnamiens, qui considèrent la marche comme un rite initiatique, vont imposer aux Français une pénitence quotidienne entre souffrance et propagande : 40 jours de marche en direction des camps de détention n° 1, 5, 73, 113 et 121. Les malades jonchent les bas-côtés des routes, abandonnés par les geôliers qui ne veulent pas s’encombrer de ces derniers.
Les marcheurs, eux, doivent continuer à avaler la piste boueuse qui serpente devant leurs yeux. Dans la jungle, l’humidité est à son comble. Les treillis sont imbibés de sueur qui se mélange à la poussière, ce qui a pour inévitable conséquence de les raidir. La marche est rendue plus difficile encore, car ils avancent pieds nus. Les rangers ont été confisquées. Le climat, chaud et humide, regorge de tous les maux. Les sangsues s’accrochent aux pieds, aux aisselles, aux testicules, jusqu’à se loger dans les orifices des soldats. Les maladies se répandent dans les rangs à toute allure : malaria des montagnes, leptospirose, etc. Les 700 grammes de riz quotidien pour quatre ne suffisent pas à remplir les estomacs et raviver les forces.
Les longues chenilles de soldats voient passer leurs gradés, secoués par l’irrégularité de la route qu’empruntent les camions, dans lesquels ils sont entassés. Les officiers ont le privilège d’éviter la longue marche pour rejoindre leur lieu de détention.
La vie au camp
C’est à bout de souffle que les colonnes des soldats arrivent dans les camps qui deviendront leur lieu de vie, ou plutôt leur lieu d’agonie. Perdus au milieu de l’enfer vert, ces camps de la mort offrent une triste destinée. Les officiers sont cantonnés au camp n° 1 mais ne bénéficieront plus de traitement de faveur. Eux et leurs hommes vivront le même calvaire et baigneront dans la misère et la peur. Les paillotes où ils dorment sont imprégnées d’eau que le ciel crache sans discontinuer. Sur ces terres marécageuses, les mycoses apparaissent inévitablement sur la peau des hommes. Les poux et autres parasites gagnent les barbes et les cheveux des hommes qui se blottissent dans les huttes infectées d’excréments. Ceux qui meurent dans ce camp sont grignotés par les rats, au milieu des camarades. Un jeune lieutenant témoigne des conditions de vie de ce camp dans ces mémoires : « Avec notre maigre ration de riz, nous nous couchions évidemment avec la faim. Ce moment de la journée, je le souhaitais, mais paradoxalement je l’appréhendais aussi, car les insomnies, dues à la faim, à la gale, au béribéri, aux parasites intestinaux (ténia, ankylostomes, ascaris, etc.), et surtout à la dysenterie, m’empêchaient de me relaxer, non pas physiquement, mais psychiquement. […] Comme la plupart des êtres devant le danger, je me réfugiais dans la prière. »
Ici, les journées sont partagées entre travaux manuels et séances d’endoctrinement. Les communistes tentent d’imprégner les prisonniers de leur idéologie en multipliant les brimades et en leur rabâchant à longueur de journée les valeurs de l’internationalisme communiste. Les Vietnamiens exhortent même les captifs à signer des manifestes pour dénoncer les responsables politiques qui leur ont ordonné de combattre sur le sol asiatique. On leur impose aussi des séances d’autocritique organisées par les commissaires politiques. Le découragement est total.
Le militant communiste Français Georges Bouradel fait partie de ces commissaires politiques. Pendant la guerre, il officiait en tant que numéro 2 au camp 113. En 1991, il donnera son nom à la tristement célèbre affaire Bouradel puisqu’il sera accusé de crime contre l’humanité.
L’évasion impossible
Beaucoup rêvent d’évasion. Mais l’acte de bravoure, pourtant caractéristique de ces troupes de la Coloniale ou de la Légion, est ici vain. Les quelques hommes qui tentent de s’évader sont aussitôt repris ou retrouvés morts d’épuisement quelques kilomètres plus loin. Certains sont même dévorés par les bêtes qui hantent la jungle alentour. La géographie est une geôlière plus efficace que n’importe quelle palissade ou barreau. 90 % des évadés échouent.
Ceux qui sont rattrapés sont voués à des séances de torture qui dépassent l’imagination. Parmi elles, l’enclos à buffles. L’idée consiste à attacher les hommes des jours et des nuits durant au milieu de la vermine jusqu’à ce que la folie s’empare d’eux. On les inonde de matières fécales, on les bat, on les laisse se faire mordre par les porcs et écraser par les buffles. Les Vietnamiens sont connus pour être de redoutables tortionnaires. Tout au long de la guerre, les militaires gardaient une dernière cartouche dans leur giberne pour se donner la mort lorsque la situation devenait désespérée. Mieux vaut la mort que la torture.
Morts-vivants
Ils sont abandonnés à leur triste sort. Paris semble oublier ses soldats partis se battre loin de leur terre natale pour terminer dans ces camps de la mort. C’est seulement après de longs mois que commencent les négociations pour la libération des prisonniers. Le 5 juillet, la conférence militaire de Trung Gia réfléchit aux modalités d’échange. Mais, ce n’est que dans la nuit du 20 au 21 juillet que les choses semblent bouger. Le temps est suspendu au pavillon des nations, qui accueille cette nuit-là l’ensemble des délégations internationales pour, enfin, signer la fin de la guerre. L’heure est au bilan, mais la question des prisonniers du Viêt Minh ne semble pas être une priorité tant elle est délicate. Les libérations n’ont lieu qu’à partir du 18 août et s’étendront jusqu’au mois de septembre.
À l’embouchure du Sông Ma, les embarcations françaises attendent les anciens détenus pris en charge par le service de santé des armées. L’état général de ces hommes est décrit par le capitaine de corvette René Bardit qui accueille les premiers libérés : « Les camps d’internement vietminh sont de véritables Buchenwald. Ce sont des squelettes vivants qui nous arrivent. » Les médecins militaires qui font les premiers examens découvrent des hommes pesants entre 30 et 40 kg.
Sur une photographie historique de Jean Lussan, on identifie les états désastreux du lieutenant-colonel Bigeard et du colonel Langlais, qui témoigne de l’inhumanité de leur détention. Les héros militaires français ont la peau sur les os. La France découvre une armée meurtrie dont la plaie semble incicatrisable. L’infirmière Geneviève de Galard dira de cette guerre que « le courage a sauvé l’honneur ».
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