« – Si on chantait ? Dit le colonel.
Il avait enlevé son masque et respirait l’air frais, par la portière, avec les mimiques réjouies d’un gastronome comblé. Le camion grimpait allègrement, dans les vignes, la petite départementale sinueuse. A chaque tournant, le Village brun, là-haut, se rapprochait.
– Mon Dieu ! Que cela sent bon ! Reprit-il. On ‘est de nouveau chez nous. Il ne s’est rien passé. Alors ! Qu’est-ce qu’on chante ?
– La Marseillaise, peut-être…, proposa comiquement le secrétaire d’État.
A l’intérieur du camion, l’armée fut prise de toux violente, gloussements et hoquets divers. Entre hussards et commandos de marine, un concours à qui rirait le plus fort. Qu’on ne croie pas qu’ils se forçaient, non. Pas d’affectation amère. Une franche rigolade, simplement. Délivrés de tout, ils se marraient.
– Ce que j’en disais, fit le ministre, c’était plutôt pour tâter le moral du peuple…
Ils se regardèrent tous deux et rirent encore une fois de bon cœur.
– Bon ! Marseillaise, aux accessoires ! conclut Dragasès. Capitaine, qu’est-ce que vous proposez de mieux ?
– Le Boudin, dit l’officier de commando. C’est con comme tout, mais ça parle. Et au moins tout le monde connaît les paroles.
– Le boudin, apprécia le colonel, le boudin… Nous sommes la plus étrangère des légions étrangères, étrangère à tout. Alors le boudin, en effet… Mais je me demande si ce serait tellement de circonstance ? Le boudin, ça se mérite et quant à faire Camerone, aujourd’hui, on ne peut pas dire que c’était réussi ! Peut-être demain, là-haut… Je crois que je tiens une meilleure idée.
S’assurant d’un œil malicieux que tout le monde écoutait, il s’éclaircit la voix comme un chanteur de dessert, prit son souffle et entonna :
Non, rien de rien
Non, je ne regrette rien
Ni le bien qu’on m’a fait
Ni le mal, tout ça m’est bien égal
Non, rien de rien
Non, je ne regrette rien
Tralala, tralala,
Aujourd’hui, je me fous du passé !
– Qu’en pensez-vous dit-il en terminant. Pas mal, non ? C’est un vieux truc. Je ne me souviens plus très bien des paroles, mais le principal y est. Vous ne connaissiez pas ? (…)
A gueuler comme des perdus, les veines du front à éclater, le cou gonflé, le visage écarlate, ils firent plus de bruit qu’une armée catholique victorieuse, chantant le Te Deum sous la nef d’une cathédrale. Dans les tournants, le camion vacillait, puis titubait sur les lignes droites, ses doubles roues mordaient joyeusement les talus. Joignant le geste à la parole, le hussard chauffeur lâchait le volant en cadence et jouait des mains et des bras comme un cabot qui sort ses tripes dans un mauvais tour de chant. L’officier de commando martelait le tableau de bord avec ses poings. Au « rien de rien », tout le plancher du camion vibrait sous les crosses des fusils. Si l’on peut analyser les sentiments profonds de ces braillards, on y trouve d’abord l’ivresse du clan. La tribu, au complet, célèbre son unité. Si peu nombreuse qu’elle se compte, elle emmerde le reste du monde. Mais on y décèle également quelque chose comme de l’angoisse. »
Jean Raspail. Le Camp des saints. 1973.
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