FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Le philosophe Alain Finkielkraut
a accordé un long entretien à FigaroVox dans lequel il donne en exclusivité son
point de vue sur le conflit israélo-palestinien ainsi que sur ses répercussions
en France.
FigaroVox: S'agissant
du conflit israélo-palestinien, certains intellectuels vous reprochent de ne
pas dénoncer les bombardements israéliens à l'encontre des civils palestiniens
comme vous vous insurgiez naguère contre les sièges de Vukovar et de Sarajevo
par les Serbes. Que leur répondez-vous?
ALAIN FINKIELKRAUT: Une précision pour commencer. J'aime
Israël et je suis saisi d'effroi devant la haine intercontinentale qui se
déchaîne sur ce tout petit pays dont l'existence est encore en question. Mais
je n'ai jamais soutenu inconditionnellement la politique israélienne. Le 9
juillet, j'étais à Tel-Aviv à l'invitation du journal Haaretz qui organisait
une grande conférence sur la paix. Je représentais Jcall * et j'ai dit qu'en
tant qu'intellectuel juif, je devais constamment me battre sur deux fronts:
contre un antisémitisme d'autant plus sûr de lui-même et dominateur qu'il
dénonce le «monstre sioniste» dans la langue immaculée de l'antiracisme, et
pour le compromis, c'est-à-dire la séparation en deux Etats des Israéliens et
des Palestiniens. J'ai ajouté qu'en s'installant dans le statu quo, le
gouvernement israélien mettait en péril le projet sioniste lui-même. Dès 1991,
le grand orientaliste Bernard Lewis s'inquiétait de voir Israël devenir, sur le
modèle du Liban, «une association difficile, une de plus, entre ethnies et
groupes religieux en conflit». Et il ajoutait: «les juifs se trouveraient dans
la position dominante qu'avaient autrefois les Maronites avec la perspective
probable d'un destin à la libanaise en fin de parcours.» Pour empêcher cette
prédiction de se réaliser, il serait urgent de faire ce qu'Ariel Sharon, à la
fin de sa vie, appelait de «douloureuses concessions territoriales». Si ses
successeurs y répugnent, c'est parce qu'ils se défient de leur partenaire, mais
c'est surtout parce qu'ils ont peur de leurs propres extrémistes. Ils craignent
la guerre civile entre Israéliens qui accompagnerait le démantèlement des
implantations de Cisjordanie. Gardons-nous cependant de tout confondre. Les
Israéliens n'occupent plus Gaza. Il n'y a plus de présence juive sur ce
territoire. Si les leaders du Hamas avaient choisi d'y construire un
commencement d'Etat et, pour y assurer une vie décente à leurs administrés, de
coopérer avec Israël, il n'y aurait pas de blocus et le camp de la paix
israélien serait assez fort aujourd'hui pour imposer le retrait de Cisjordanie.
Au lieu de cela, le Hamas a employé tout l'argent de ses généreux donateurs à
l'achat de missiles et de roquettes et à l'édification d'une ville souterraine
pour enfouir cet arsenal, pour cacher ses dirigeants et pour permettre à ses
combattants de mener des incursions meurtrières dans les kibboutz du sud
d'Israël.
N'est-il pas légitime
de s'interroger sur le nombre important de victimes parmi les civils
palestiniens?
Quand j'étais à Tel-Aviv, j'ai vu un petit film de
propagande où le Hamas demandait aux «colons» de Beer-Sheva (NDLR: dans le
Néguev) de quitter leur ville car ils allaient la pilonner. Pas questions de
deux Etats pour cette organisation, pas question non plus d'un Etat
palestinien. Ce qu'elle veut, c'est que la Palestine tout entière redevienne propriété de
l'islam. On apprend dans sa charte que les juifs, qui grâce à leur argent
contrôlent les médias du monde entier, sont à l'origine de toutes les
révolutions et de tous les conflits à travers le monde! Si la civilisation de
l'image n'était pas en train de détruire l'intelligence de la guerre, personne
ne soutiendrait que les bombardements israéliens visent les civils. Avez-vous
oublié Dresde? Quand une aviation surpuissante vise des civils, les morts se
comptent par centaines de milliers. Non: les Israéliens préviennent les
habitants de Gaza de toutes les manières possibles des bombardements à venir.
Et lorsqu' on me dit que ces habitants n'ont nulle part où aller, je réponds
que les souterrains de Gaza auraient dû être faits pour eux. Il y a aujourd'hui
des pièces bétonnées dans chaque maison d'Israël. Mais le Hamas et le djihad
islamique font un autre calcul et ont d'autres priorités architecturales. Pour
gagner médiatiquement la guerre, ils veulent faire apparaître Israël comme un
Etat criminel. Chaque victime civile est une bénédiction pour eux. Ces
mouvements ne protègent pas la population, ils l'exposent. Ils ne pleurent pas
leurs morts, ils comptabilisent avec ravissement leurs «martyrs». Et ils
bombardent méthodiquement l'hôpital de campagne pour les blessés palestiniens
que l'armée israélienne a installée en bordure de Gaza. Je manifesterais
moi-même à Paris en faveur du cessez-le-feu à Gaza si dans ces défilés on
exigeait également l'arrêt des tirs de roquettes sur toutes les villes
israéliennes. Je demanderais la levée du blocus si elle était assortie de la
démilitarisation de Gaza. Au lieu de cela, on confond Gaza et Sarajevo. Là où
il y a la guerre, on parle de massacre, voire, tant qu'on y est, de génocide.
Toutes les distinctions sont abolies par l'émotion et ce sont les plus
cyniques, les plus inhumains, qui profitent de cette grande indifférenciation
humanitaire.
D'aucuns comparent même Gaza - long d'un peu plus de
quarante kilomètres et large de moins de dix- au ghetto de Varsovie, de
sinistre mémoire. Cette comparaison vous paraît-elle déplacée? Scandaleuse?
On se souvient en effet que la Wehrmacht prenait soin,
comme Tsahal aujourd'hui, de sécuriser les routes menant au ghetto pour y faire
parvenir sans encombre les transports quotidiens de vivres, de médicaments,
d'aides humanitaires… Le jour viendra -et il est déjà venu en Turquie-, où on
ne se réfèrera plus à l'apocalypse nazie que pour incriminer Israël, le
sionisme et les juifs. Je n'arrive pas à croire en Dieu, mais ce retournement
du devoir de mémoire me parait être une preuve très convaincante de l'existence
du diable.
Il existe des communautés juives et musulmanes dans de
nombreux pays européens. Or, le conflit israélo-palestinien prend une acuité
particulière en France, où les manifestations pro-palestiniennes se sont
soldées par des violences. Ce conflit extérieur ferait-il éclater au grand jour
«l'identité malheureuse» de notre pays que vous avez décrit dans votre livre?
Formés par le «victimisme» contemporain à ne rien comprendre
et à ne rien savoir de tout ce qu'entreprend le Hamas contre la solution de
deux Etats, certains manifestent très sincèrement aujourd'hui leur solidarité
avec la population de Gaza sous les bombes. Mais, pour beaucoup, ces
manifestations ne sont rien d'autre que l'occasion d'exprimer leur haine des
juifs, de la République
et des «sionistes qui gouvernent la France.» Quand ils ne s'en prennent pas à des
synagogues, ces personnes font, afin d'être bien comprises, des quenelles avec
des roquettes qassam en carton. De manière générale, il y a dans le monde
arabo-musulman, une tendance très forte aujourd'hui à fuir toute remise en
question dans la recherche éperdue d'un coupable. Si les choses vont mal, c'est
la faute des juifs. Il faut donc leur faire la guerre. Ce choix de l'esprit du
djihad contre l'esprit critique est une calamité pour l'occident et pour
l'islam. Il faudrait soutenir ceux qui, de l'intérieur, ont le courage de
dénoncer une telle attitude, comme l'écrivain algérien Boualem Sansal, et non
ceux qui l'incarnent, comme le leader du Hamas Khaled Mechaal.
On a entendu dans les
rues de Paris le cri «mort aux Juis». Le phénomène est-il comparable à
l'antisémitisme des années 30 ou est-il davantage le prétexte d'un
communautarisme «anti-français» qu'on a vu à l'oeuvre chez certains supporters
franco-algériens après les matchs de leur équipe?
L'antisémitisme des années trente agonise et la grande
solidarité antiraciste des années quatre-vingt a volé en éclats. On a affaire
aujourd'hui à l'antisémitisme de ceux qui se disent les damnés de la terre,
d'où l'embarras des progressistes. Ils n'en reconnaissent l'existence qu'à
contrecœur et quand ils ne peuvent plus faire autrement. Ainsi parlent-ils
aujourd'hui de «nouvel» antisémitisme pour un phénomène qui existe depuis près
de trente ans. Cette haine ne vise d'ailleurs pas que les juifs. On l'a vu lors
des manifestations qui ont suivi les victoires de l'Algérie dans la Coupe du monde, des rodéos
de voiture au remplacement des drapeaux français par les drapeaux algériens sur
les édifices publics, comme à Provins par exemple. Il s'agissait d'exprimer
tout ensemble sa fierté nationale et son mépris pour la nation où l'on vit.
En taxant d'antisémitisme toute critique d'Israël, certains
membres de la communauté juive n'ont-ils pas, depuis des années, pris le risque
d'alimenter la concurrence victimaire?
Selon Pascal Boniface, de nombreux français non-juifs, en
particulier les musulmans, ont le sentiment qu'il y a un «deux poids, deux
mesures» dans la lutte contre le racisme et que les actes antisémites font
l'objet d'un traitement médiatique plus conséquent que les autres actes
racistes. Partagez-vous son point de vue?
Je crois, au contraire, qu'au nom de la lutte contre
l'islamophobie, on sous-estime systématiquement la haine dont les juifs et la France font l'objet dans
toujours plus de territoires de la République. Il faut des manifestations comme
celles de Barbès et de Sarcelles pour qu'on en mesure, temporairement, la
réalité et l'ampleur.
Plus largement, une partie de la gauche «antiraciste» a
abandonné le combat pour l'égalité des droits au profit de la défense des
particularismes, voire des communautarismes. Ne porte-t-elle pas une lourde
responsabilité morale dans la grave crise identitaire que traverse la France?
C'est une responsabilité très largement partagée. A droite
aussi la tentation est grande de préférer les accommodements prétendument
raisonnables à la défense de la
République et ce sont aujourd'hui des ministres de gauche,
Manuel Valls et Bernard Cazeneuve, qui se montrent intransigeants en cette
matière au mépris de leurs intérêts électoraux comme le leur rappelle avec
inquiétude la fraction Terra nova du parti socialiste.
Derrière le rejet d'Israël par une partie de la gauche
française, faut-il voir un refus de l'identité, de l'Etat-nation et des
frontières?
Dans un article publié en 2004 dans la revue Le Débat,
l'historien anglais Tony Judt écrivait que «dans un monde où les nations et les
hommes se mêlent de plus en plus et où les mariages mixtes se multiplient, où
les obstacles culturels et nationaux à la communication se sont presque
effondrés, où nous sommes toujours plus nombreux à avoir des identités
électives multiples, et où nous nous sentirions affreusement gênés s'il nous
fallait répondre à une seule d'entre elles ; dans ce monde, Israël est
véritablement un anachronisme.» De même que Saint-Paul s'indignait du refus
juif de la religion universelle, nos multiculturalistes voient Israël comme un
obstacle ethno-national à la reconnaissance définitive de l'Homme par l'Homme.
Mais le monde humain n'est ni un supermarché, ni un dépliant touristique.
Qu'est-ce que le multiculturalisme derrière le United Colors of Bennetton et la
joyeuse disponibilité de toutes les cuisines, de toutes les musiques, de toutes
les destinations? C'est le choc des cultures, et dans ce choc, les juifs où qu'ils
soient, quoi qu'ils disent et quoi qu'ils fassent, sont en première ligne.
* Jcall rassemble les citoyens juifs européens qui aspirent
à une paix au Proche-Orient fondé sur un accord entre Israéliens et
Palestiniens, selon le principe «deux peuples, deux Etats»
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