mon père, aéroport de Friedrichschafen 1947. Aviation française d'occupation |
« Les pères de famille, ces grands aventuriers du monde moderne. »
C’est commettre la plus grosse erreur, l’erreur la plus stupide et la plus grossière
que de croire, que de s’imaginer que la vie de famille, parce qu’elle est une vie
retirée, est aussi une vie retirée du monde. C’est exactement, c’est
diamétralement le contraire. La vie de famille est au contraire la vie la plus
engagée dans le monde, incomparablement, qu’il y ait dans le monde.
Il n’y a qu’un aventurier au monde, et cela se voit très notamment dans le monde
moderne : c’est le père de famille.
Les autres, les pires aventuriers ne sont rien, ne le sont aucunement en
comparaison de lui. Ils ne courent absolument aucun danger en comparaison
de lui. Tout dans le monde moderne, et même et surtout le mépris, est
organisé contre le sot, contre l’imprudent, contre le téméraire, contre le
déréglé, contre l’audacieux, contre l’homme qui a cette audace, avoir femme
et enfants, contre l’homme qui ose fonder une famille. Tout est contre lui. Tout
est savamment organisé contre lui. Tout se retourne et se conjure contre lui.
Les hommes, les événements ; l’événement, la société ; tout le jeu
automatique des lois économiques. Et enfin le reste. Tout est contre le chef
de famille, contre le père de famille ; et par suite contre la famille elle-même,
contre la vie de famille.
Lui seul est littéralement engagé dans le monde, dans le siècle. Littéralement lui
seul est aventurier, court une aventure. Car les autres, au maximum, n’y sont
engagés que de la tête, ce qui n’est rien. Lui au contraire il y est engagé de tous
ses membres. Les autres, au maximum, ne jouent que leur tête, et ce n’est rien.
Lui au contraire il joue tous les membres.
Les autres ne souffrent qu’eux-mêmes. Au premier degré. Lui seul il souffre
d’autres. Au deuxième, au vingtième degré. Il en fait souffrir d’autres, il en est
responsable. Lui seul il a des otages, la femme, l’enfant, et la maladie et la
mort peuvent le frapper dans tous ses membres. Les autres naviguent à sec
de toile. Lui seul il expose, il est contraint d’exposer aux tempêtes de mer un
énorme appareil, un corps plein, toute la toile ; et quelle que soit la force du
vent il est forcé de naviguer au plein de ses voiles. Tout le monde a barre sur
lui et il n’a barre sur personne. Il se meut perpétuellement avec ses otages,
sur toute la largeur de ces terribles otages. L’événement, le malheur, la
maladie, la mort, tout l’événement, tout le malheur a barre sur lui, toujours ; il
est toujours exposé à tout, en plein, de front, parce qu’il navigue sur une
énorme largeur. Les autres se faufilent. Ce sont des corsaires. Ils sont à sec
de toile. Mais lui, qui navigue, qui est forcé de gouverner sur cette immense
largeur, lui seul il ne peut point passer inaperçu de la fatalité.
C’est donc lui qui est engagé dans le monde, et lui seul. Tous les autres
peuvent s’en jouer. Lui seul paye pour tout le monde. Chef et père d’otages
lui-même il est toujours otage. Qu’importe aux autres les guerres et les
révolutions, les guerres civiles et les guerres étrangères, l’avenir d’une
société, l’événement de la cité, la déchéance de tout un peuple. Ils n’y
risquent jamais que la tête. Rien, moins que rien.
Lui au contraire il n’est pas seulement engagé de toutes parts dans la cité
présente. Par cette famille, par sa race, par sa descendance, par ces enfants
il est engagé de toutes parts dans la cité future, dans le développement
ultérieur, dans tout le temporel événement de la cité. Il joue la race, il joue le
peuple, il joue la société, il met la société. Il joue (toute) la cité, présent,
passé, avenir. Tel est son enjeu. Les autres se faufilent toujours. Ils n’ont à
passer que de la tête. Lui, il faut qu’il nage des épaules ; qu’il remonte tous
les courants. Il faut qu’il y passe des épaules, et du corps et de tous les
membres. Les autres se faufileront toujours. Ce sont des carènes légères,
minces comme une lame de couteau. Lui est le gros bateau, le lourd vaisseau
de charge. Il est le rendez-vous de toutes les tempêtes. Tous les vents du ciel
se conjurent et se recoupent, s’abattent de tous les coins du ciel, accourent et
s’intersectionnent de tous les points de l’horizon pour l’assaillir. Il expose à la
fortune, au malheur, au vigilant malheur, à la fatalité une largeur d’épaules où
s’abattre, une surface, un volume incroyable. Il n’est point engagé seulement
dans la cité présente. Il est de toutes parts engagé dans l’avenir du monde. Et
aussi dans tout le passé, dans la mémoire, dans toute l’histoire. Il est assailli
de scrupules, bourrelé de remords, d’avance, de savoir dans quelle cité de
demain, dans quelle société ultérieure, dans quelle dissolution de toute une
société, dans quelle misérable cité, dans quelle décadence, dans quelle
déchéance de tout un peuple ils laisseront, ils livreront, demain, ils vont
laisser, dans quelques années, le jour de la mort, ces enfants dont ils sont,
dont ils se sentent si pleinement, si absolument responsables, dont ils sont
temporellement les pleins auteurs.
Ainsi rien ne leur est indifférent. Rien de ce qui se passe, rien d’historique ne
leur est indifférent. Ils souffrent de tout. Ils souffrent de partout. Eux seuls ont
épuisé, peuvent se vanter d’avoir épuisé la souffrance temporelle, ce que je
puis apporter de deuil à celui qui vit dans le temps. Celui qui n’a pas eu un
enfant malade ne sait pas ce que c’est que la maladie. Celui qui n’a pas
perdu un enfant, qui n’a pas eu, qui n’a pas vu son enfant mort ne sait pas ce
que c’est que le deuil. Et il ne sait pas ce que c’est que la mort.
Ainsi engagé de toutes parts dans les souffrances, dans les misères, dans
toutes les responsabilités ils sont tout engoncés dans l’existence, ils sont
lourds et patauds, ils sont maladroits, gauches dans les démarches ; ils
paraissent faibles et ils paraissent lâches ; ils ne le paraissent point
seulement ; ils sont faibles, ils sont lâches, ils sont pleutres. Dans la
démarche. Chefs responsables et alourdis, chargés et responsables d’une
bande de prisonniers, prisonniers eux-mêmes, chargés, responsables d’une
bande d’otages, otages eux-mêmes, ils ne font pas un pas qui ne soit pleutre,
ils paraissent cauteleux, perpétuellement, ils sont cauteleux, ils sont prudents
prudents, ils ne font point une démarche qui soit déconcertante.
Aussi tout le monde les méprise et, ce qui est le plus fort, a raison de les
mépriser. Les autres se faufilent toujours. Ils n’ont aucun bagage. Lâches ils
se faufilent par des faufilements politiques. Braves ils se faufilent par des
faufilements héroïques, par des faufilements d’audace. Temporels ils se
faufilent vers la réussite et les dominations temporelles. Spirituels ils se
faufilent, ils se défilent vers les observations de la règle. Historiques ils se
faufilent vers les réussites de la gloire. Ils réussissent toujours, et dans la
règle, et dans le siècle.
Le père de famille seul est condamné à ne réussir point. Il ne peut jamais se
faufiler. Il faut toujours qu’il passe au plein de sa largeur. Aussi c’est bien
simple, il ne passe pas. Il ne passe jamais. Il ne passe nulle part. Il ne réussit
ni dans la règle ni dans le siècle. Il ne réussit pas dans la règle, la règle s’y
oppose. Avant de commencer. Il ne réussit pas dans le siècle. Le siècle s’y
oppose avant, pendant, après. Il ne réussit pas dans la politique et il ne
réussit pas dans l’audace. La porte étroite, mon cher Gide, lui est
perpétuellement refusée. Il est trop gros. Il a toute sa famille autour du corps.
Il est comme la belette de La Fontaine, III 17, mais après qu’elle s’est
engraissée. Il a socialement une graisse, un tissu adipeux social, qui le rend
impropre à la course. Or tout n’est que course, temporellement, tout n’est que
concours et concurrence. Les autres courent pendant ce temps-là, les autres
arrivent, les maigres, les fins, les minces, les socialement déchargés,
inchargés, les socialement désencombrés, inencombrés de bagages. Aussi
tous le méprisent ; entre eux, avec lui se moquent de lui ; sourdement,
involontairement se conjurent contre lui.
[…] Nul homme au monde n’est engagé dans le monde, dans l’histoire et
dans la destination du monde autant que l’homme de famille, autant que le
père de famille, aussi pleinement, aussi charnellement.
Charles Péguy
Dialogues de l'histoire et de l'âme charnelle
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