"A force de ne pas parler des choses, par élégance, on ne dit rien, et on l'a dans le cul !"

Louis Ferdinand Céline

vendredi 14 octobre 2022

«Monsieur le président, l’Arménie est en passe de disparaître»


La lettre de Sylvain Tesson à Emmanuel Macron           


              Monsieur le Président,

Au moment où vous réunissiez autour de la table praguoise les présidents turc et azéri et le premier ministre arménien, je me trouvais en Arménie à la frontière du Haut-Karabakh (Artsakh), dans les villages que les bombes de Bakou venaient de frapper. J’y rencontrais des Arméniens qui rebâtissaient leurs maisons. Ils préféraient lutter que migrer. Qui s’occupe de ceux qui demeurent?

Après qu’il vous a quitté, le premier ministre m’a reçu. J’ai vu un homme brisé, résigné. Certes, il était heureux d’avoir croisé en vous un regard, redécouvert une stature. Mais déjà, son discours sonnait comme l’oraison du pays dont il a la charge et pressent l’agonie. L’Arménie est en passe de disparaître. Déjà sa part orientale lui est soustraite. En attaquant le territoire souverain, le président d’Azerbaïdjan s’est rendu coupable d’une forfaiture pas moins barbare - dans son principe et toutes proportions gardées -que celle de V.V. Poutine.

Dans son motif, la forfaiture est pire. Poutine veut prendre la géographie. Aliev veut annuler l’Histoire.

Le premier conquiert. Le second efface.

Or, vous le savez (car depuis la guerre de 2020 vous n’avez jamais trahi les liens immémoriaux qui nous attachent à cet éclat de l’Europe fiché au seuil de l’Orient), l’Arménie n’est pas un territoire comme un autre. Sa foi, son histoire, sa mémoire, sa culture, son chagrin, sa terre et ses morts en font le poste avancé de l’Europe. L’Arménie est notre ombre projetée au seuil de la steppe. Anomalie démocratique au milieu des satrapies, le petit verrou entrave l’expansion turque. Sa mort ne sera pas une mort comme les autres à l’affiche du concert des nations.

Les Arméniens ne demandent qu’une chose. Celle qu’on demande à la France puisque c’est la France qui a inventé cette prière, il y a deux siècles: le droit d’un peuple à disposer de lui-même. Déjà s’élèvent les voix du renoncement. «Cédez le Haut-Karabakh pour sauver l’Arménie! Faites comme les bêtes prises au piège: amputez-vous d’un membre!» Mais le Haut-Karabakh n’est pas un membre, c’est un cœur. On ne sauve un être en lui arrachant le cœur.

Vers qui les Arméniens peuvent-ils se tourner? Les Russes n’appartiennent plus au cercle de la raison. Reste la France. Les Arméniens l’ont au cœur. Ils n’ont qu’elle à leur côté. Elle a inventé le secours porté aux peuples bafoués. À Erevan, personne ne conçoit qu’elle puisse se contenter d’assister à l’euthanasie historique, comme un médecin légiste.

Les Arméniens vous appellent.

Les liens de la civilisation nous attachent à ce pays. Ce sont des liens plus nobles que les gazoducs qui eux aussi relient les nations.

La France saura-t-elle prendre le risque d’entraîner ses alliés à se lever pour l’Arménie?

À Prague, il était question de sortie de crise. Vous seul pouvez tenter une entrée dans l’Histoire.

Veuillez Monsieur le président de la République, croire à l’assurance de ma très haute considération.

Sylvain Tesson - Paris 13 octobre 2022







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