Par Jean Sevilla, Le Figaro, 5 juillet 2022
C’était il y a soixante ans, au premier jour de l’Algérie indépendante. À Oran, la fête a tourné à la chasse à l’Européen. L’armée française savait mais n’est pas intervenue. Aujourd’hui, les rescapés se battent pour que la mémoire de ce drame ne disparaisse pas avec eux.
Ce mardi, comme chaque 5 juillet depuis soixante ans, les Algériens célèbrent la Fête nationale de l’Indépendance. Le drapeau vert et blanc va fleurir sur les balcons et des hommages aux «valeureux moudjahidins» qui ont lutté pour la liberté vont être rendus à travers le pays.
Pour des milliers de pieds-noirs et leurs descendants, ce jour de fête est un jour de deuil. Car au premier jour de l’indépendance de l’Algérie, le 5 juillet 1962, à Oran, environ entre 10 h 30 et 17 heures, 700 personnes ont été tuées au cours d’une chasse aux Européens dont on ne saura jamais si elle fut spontanée. En France, ce massacre a été ignoré pendant plus d’un demi-siècle et aujourd’hui, mis à part quelques dépôts de gerbes dans certaines communes, nulle cérémonie officielle n’est prévue pour saluer la mémoire de ces victimes civiles de la guerre d’Algérie. Au mois de janvier, Emmanuel Macron avait pourtant invité les représentants des «rapatriés» à l’Élysée, en vue d’un discours dans lequel, pour la première fois, un chef d’État évoquait le «drame du 5 juillet 1962 à Oran où des centaines d’Européens, essentiellement des Français, furent massacrés». Depuis, rien. Les «rapatriés» attendent toujours de l’État un geste clair qui permettrait de sauver définitivement leurs morts de l’oubli.
Soixante ans plus tard, il ne reste que quelques témoins pour raconter ces heures au cours desquelles leur vie a basculé. Pour lutter contre l’ignorance, ils n’ont jamais eu que l’arme, parfois vacillante, de leurs souvenirs.
Contrairement à Alger, qui est un vaste amphithéâtre ouvert sur la Méditerranée, Oran est bâtie en surplomb de la mer. En montant jusqu’à la chapelle Notre-Dame-de-Santa-Cruz, qui domine la ville depuis la haute colline de l’Aïdour, on peut admirer un décor quasiment identique à ce qu’il était à l’époque: abrité par une interminable jetée, le port de commerce est niché au pied des falaises. À leur sommet s’étire le ruban blanc des façades années 1950. Puis de larges avenues ombragées par des ficus, des carrefours ensoleillés, des immeubles haussmanniens. Au centre de la ville, la mairie et l’opéra donnent à la place de l’Émir-Abd-El-Kader, anciennement place Foch, une allure second Empire.
La guerre d’Algérie est arrivée tardivement à Oran. Longtemps, les «Français de souche européenne», que personne n’appelait encore «pieds-noirs», y ont vécu dans une relative insouciance. De leur côté, les «Musulmans», qu’on n’appelait pas encore «Algériens», se rendaient peu dans le centre de la ville. Vers 1960, la guerre s’impose avec une violence soudaine, aveugle et réciproque. Pour tenter de ramener un semblant de calme entre les communautés, l’armée française sépare les quartiers en érigeant des murs de fils barbelés mais, de part et d’autre, la haine ne fait que croître alors que le général de Gaulle scelle progressivement le destin de l’Algérie indépendante. Dans les mois qui précèdent le référendum d’autodétermination du 1er juillet, les enlèvements, les meurtres, les ratonnades se succèdent dans une spirale infernale. Les barbouzes prêtent main-forte au FLN (Front de libération nationale) pour lutter contre l’OAS (Organisation armée secrète), que la population, qui s’estime lâchée par le gouvernement français, soutient massivement.
Les résultats du référendum tombent le 3 juillet. À la question: «Voulez-vous que l’Algérie devienne un État indépendant coopérant avec la France dans les conditions définies par la déclaration du 19 mars 1962?», le peuple répond oui à 99,72 %. À Oran, l’immense majorité des Européens votent aussi «oui». Depuis le 1er juillet, c’est la fête dans les rues de la ville, mais Benyoucef Ben Khedda, le président du Gouvernement provisoire de la République algérienne, a fixé au 5 la date officielle de l’indépendance. Un choix très symbolique: ce sera 132 ans, jour pour jour, après la prise d’Alger par la France. La veille, les gendarmes mobiles passent dans les quartiers européens pour transmettre un message à la population: qu’ils se rassurent, l’armée veille sur leur sécurité. Mais le lendemain, les 18.000 soldats français placés sous le commandement du général Katz recevront l’ordre de ne pas quitter leurs cantonnements.
Chasse à l’homme
Au matin du 5 juillet, Marie-Claude Teuma attend son père. Elle est à l’aéroport de la Senia, où des centaines de personnes patientent depuis plusieurs jours, comme elle, pour prendre l’avion. Son père, Paul Teuma, vendeur de boissons, est parti au volant de sa Peugeot 404 pour accompagner deux camions qui doivent ravitailler en vin et en bière la base aéronavale de Lartigue, tout près de là. Sur l’un des deux camions, on peut lire «Orangina». La livraison faite, il doit lui rendre visite à l’aéroport. Elle l’attendra toute sa vie.
Depuis les quartiers périphériques, les Algériens convergent vers le centre au son des tambours, des klaxons et des youyous. Malgré le vacarme, la population européenne vaque à ses occupations et, plus ou moins sereine, se tient à l’écart des avenues. La place Foch se remplit d’une foule de plus en plus excitée.
Non loin de là, Viviane Ezagouri n’en peut plus d’être enfermée dans son appartement du boulevard Joffre. Son père, Joseph, et elle décident de sortir. «Les gendarmes nous avaient incités à nous mêler à la fête», rappelle-t-elle. Elle se dirige vers l’esplanade de la mairie, place Foch, où l’attend son fiancé. Elle voit son père s’éloigner, puis disparaître dans la foule. À 11 h 15, des coups de feu, dont nul ne connaît l’origine, claquent au-dessus de la foule qui change de visage. Des objets inquiétants sortent des manteaux: rasoirs, haches, crochets de boucher. Des hommes en tenue militaire, avec des armes de guerre, se mêlent à ce qui, très vite, devient une chasse à l’homme. Avec son fiancé et d’autres Européens, Viviane Ezagouri est alignée contre un mur, les mains sur la tête, tremblante. Elle comprend tout de suite ce qu’il se passe et se demande où est son père: cette question la hante encore. «Soit ils relâchaient les gens, soit ils les emmenaient dans un camion.» Selon elle, certaines personnes sont égorgées sur place: «Les caniveaux étaient pleins de sang.» Un soldat de l’ALN (Armée de libération nationale) la libère, ainsi que son fiancé.
Certains sont conduits vers un lieu appelé «le Petit Lac», une étendue d’eau salée au sud de la ville. Les témoignages recueillis par des historiens y font état d’une tuerie: des civils lynchés, d’autres assassinés d’une balle. Sur des photos prises le lendemain par une patrouille aérienne de gendarmerie, on voit ce qui s’apparente à une douzaine de fosses communes creusées au bord de l’eau, puis comblées à la hâte par des bulldozers. De retour chez elle, Viviane Ezagouri regarde à travers les persiennes: «On voyait des gens se faire embarquer.»
«Au secours, l’armée!»
C’est ce qui est arrivé à Gérard Bengio et son père, Naphtali. Âgé de 13 ans, Gérard avait débarqué un peu plus tôt du Cap Falcon, un cargo armé par son père, arrivé le matin même dans le port d’Oran. Son père l’attend sur le quai. «Un docker arabe lui a dit: “ne va pas en ville”. Mais maman ne m’avait pas vu depuis deux mois.» La voiture prend la route en lacets qui grimpe le long des falaises, direction le quartier d’Eckmühl, et bute sur un barrage. Sous la menace des armes, le père et le fils sont conduits à une camionnette, «une vieille 403» qui les emmène au «Village Nègre», un quartier musulman. Là, ils sont exhibés. «Les gens s’approchaient et nous crachaient dessus. On nous jetait des cailloux. Mon père était très calme et moi, je me disais qu’on allait mourir.»
Originaire d’Oran où vit toute sa famille, le soldat Fernand Garcia est lui aussi ce jour-là dans le «Village Nègre», mais à l’abri dans sa caserne du «28e train». «De l’autre côté du portail, on entendait des cris: “au secours, l’armée!”» Le groupe de combat du soldat Garcia est prêt à intervenir. Il se tourne vers son capitaine: «Il faut sortir, il faut sauver ces gens-là.» «Je n’ai pas d’ordre», répond l’officier. «Ce jour-là, l’armée française a fait de moi un lâche», enrage encore Fernand Garcia. Il se révolte et est consigné dans sa chambre.
La vieille 403 se dirige désormais vers le commissariat central. Gérard Bengio et son père sont conduits dans le bâtiment. «Il y avait du sang sur les marches. On a commencé à prendre des coups.» Mais un docker reconnaît son père et leur sauve la vie. Ils trouvent asile dans le lycée Stéphane-Gsell, tout proche, où des Européens se sont réfugiés sous la protection d’une trentaine de bérets rouges. «Vers 15 heures, on n’a plus vu passer personne. Les soldats nous ont laissés sortir.» Mais, arrivés derrière la cathédrale, ils sont à nouveau embarqués, direction le palais des sports, tout proche du Petit Lac. Est-ce uniquement un effet du temps et de l’émotion? Les souvenirs de Gérard Bengio se font alors brumeux. «Il y a des choses que je ne dirai jamais», lâche-t-il seulement. Quelques heures plus tard, le voici à nouveau dehors, seul. Commence alors une longue traversée solitaire de la ville sous couvre-feu. À 23 h 30, il toque à la porte de sa maison. Son père est rentré, ils se croyaient morts. Sa mère l’embrasse. «J’étais très calme. Je pleure plus aujourd’hui que je n’ai pleuré ce jour-là.»
«Mort pour la France»
Viviane Ezagouri, Marie-Claude Teuma, Fernand Garcia, Gérard Bengio: tous savent désormais qu’il n’y a plus qu’une issue, la fuite. Arrivés en métropole, ils découvrent la France en paix, pressée de tourner enfin la page de la guerre d’Algérie. Les pieds-noirs, qui viennent de perdre leur pays, sont tièdement accueillis. Le massacre d’Oran fait l’objet de quelques articles et est vite oublié.
Viviane Ezagouri et Marie-Claude Teuma n’ont eu de cesse de savoir ce qu’il était arrivé à leurs pères. «Deux ou trois ans plus tard», Marie-Claude Teuma a obtenu un rapport de la Croix-Rouge daté du 21 août 1963. On peut y lire le témoignage d’un «Arabe spectateur impuissant» selon qui le convoi de bière et de vin aurait été arrêté «sur l’autoroute Valmy-La Sénia». «Lenormand Jean (un des chauffeurs, NDLR), pris de peur, tente de s’enfuir, une rafale de mitraillette l’étend sur le sol. Puis, il paraît que MM. Teuma, Hernandez et Segura furent ensuite immédiatement tués à la mitraillette.» Un des camions est retrouvé près du Petit Lac, les banquettes couvertes de sang. L’autre, orné du logo «Orangina», sera vu dans la ville «transportant des membres de l’ALN.» Au terme d’un long combat juridique, Marie-Claude a obtenu que Paul Teuma soit déclaré «mort pour la France.» Viviane Ezagouri a attendu 2004 pour savoir ce qu’il était advenu de son père: elle reçoit alors, via le Quai d’Orsay, le rapport de la Croix-Rouge. Elle y apprend qu’il a été égorgé et brûlé. La famille de Gérard Bengio s’est installée dans le Sud-Ouest. «Un jour, mon père m’a dit: “Ici, on n’est pas chez nous, ils ne nousaiment pas, alors ferme ta gueule et travaille.” J’ai beaucoup travaillé, et j’ai fermé ma gueule.»
Quant au soldat Garcia, il a quitté, avec son unité, le cantonnement du «Village Nègre» et a fini son temps dans un camp, à l’extérieur de la ville. «J’ai vu Oran se vider de sa population européenne.» En août 1962, ses parents s’en vont eux aussi. «Je les ai accompagnés au bus pour l’aéroport. À 11 heures, quand leur bus a démarré, je me suis dit: “où je vais maintenant?” Je n’avais plus de famille, je n’avais plus nulle part où aller. J’ai erré dans les rues. J’étais seul dans ma ville natale.» En avril 1963, il a été rapatrié.
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