par Guillaume Perrault / le Figaro 15/10/2021
On aimerait ne pas avoir à évoquer tant de douleurs. Mais la manifestation interdite du 17 octobre 1961 à Paris et sa répression sanglante, voilà soixante ans jour pour jour, font l’objet, désormais, d’une bataille des mémoires et, trop souvent, d’une utilisation idéologique et politique qui ne se soucie guère du respect des faits et du contexte. Aussi importe-t-il de les rappeler.
En octobre 1961, la guerre d’Algérie, commencée près de sept ans plus tôt, traîne en longueur. La tension est extrême, non seulement en Algérie, mais aussi en métropole. La grande masse des Français espère en finir vite, tourner la page et n’y plus songer. Depuis la victoire écrasante du oui au référendum sur l’autodétermination en Algérie, en janvier 1961, de Gaulle a engagé des négociations publiques avec la branche politique du FLN. Il a réprimé le putsch d’Alger, en avril 1961, puis, maintenant en vigueur pendant cinq mois l’article 16 de la Constitution sur les pleins pouvoirs, le chef de l’État a non seulement réprimé l’OAS (créé début 1961 pour s’opposer par le terrorisme à l’indépendance de l’Algérie), mais aussi les milieux pro-Algérie française demeurés dans le cadre de la légalité. Lors de ce second semestre 1961, lutter contre l’OAS (au prix d’atteintes aux droits fondamentaux et de barbouzeries d’une extrême gravité) et quitter l’Algérie sont les priorités du général de Gaulle.
Dans le même temps, le FLN intensifie ses attentats en métropole - de même que l’OAS - pour faire pression sur lui et imposer ses conditions au cessez-le-feu, qui paraît inéluctable. La police est une cible prioritaire du FLN. En métropole, les forces de l’ordre comptent 47 tués à Paris, 19 en province et 140 blessés entre 1958 et 1961, selon les chiffres indiqués à l’Assemblée par le ministre de l’Intérieur, Roger Frey, le 13 octobre 1961. La guerre d’Algérie a traversé la Méditerranée.
On peine, aujourd’hui, à mesurer le climat de violence et presque de folie qui régnait alors.
À Paris, les policiers de quartier sont équipés de gilets pare-balles. Barrières de béton armé et guérites en ciment protègent les commissariats. À mesure que se succèdent les cérémonies d’hommage aux policiers tombés en service, dans la cour de la Préfecture de police, certains agents, à cran, sont tentés de ne plus obéir à leur hiérarchie. En une occasion, le préfet de police, qui sent son autorité diminuer, tient, devant ses hommes, des propos qui semblent les encourager à commettre des bavures et promettre de les couvrir.
Parallèlement, le FLN, organisation politico-militaire qui prétend s’arroger le monopole de la représentation des Algériens, est engagé, en métropole même et singulièrement en région parisienne, dans une lutte à mort contre le Mouvement national algérien (MNA) de Messali Hadj, tout aussi nationaliste mais moins radical et à l’influence notable parmi les travailleurs algériens installés dans l’Hexagone. Les activistes du FLN assassinent leurs rivaux du MNA. Ils menacent, et souvent tuent, des travailleurs algériens qui réprouvent leurs méthodes ou refusent de payer «l’impôt révolutionnaire». Des Algériens refusant d’observer les préceptes coraniques sont l’objet d’intimidations et d’agressions.
Le but du FLN est d’encadrer, de contrôler et d’utiliser les travailleurs algériens de métropole afin d’exercer une pression maximale sur les autorités françaises. Il pratique une guerre totale.
Telle est la situation à l’automne 1961, alors que de Gaulle vient d’échapper à la première tentative d’assassinat de l’OAS (à Pont-sur-Seine, le 8 septembre 1961). C’est dans ce climat, marqué par un déchaînement de violence, que le FLN décide d’organiser une manifestation contre le quasi-couvre-feu alors imposé aux travailleurs algériens dans le département de la Seine
Conformément aux instructions du Général, pour qui il était hors de question de laisser le FLN faire une démonstration de force en plein Paris, le préfet de police, Maurice Papon, interdit la manifestation. Passant outre, le soir du 17 octobre 1961, alors que la nuit est tombée, 20.000 à 30.000 Algériens encadrés par le FLN - certains venant sous la contrainte, de peur des représailles en cas de refus - se rendent à Paris par toutes les voies d’accès.
Selon les travaux les plus rigoureux sur le sujet, accomplis par le professeur Jean-Paul Brunet, normalien, agrégé et professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université Paris IV-Sorbonne, auteur de Police contre FLN. Le Drame du 17 octobre 1961 (Flammarion, 1999), les faits sont alors les suivants.
Au pont de Neuilly, sur l’itinéraire donnant accès aux Champs-Élysées, le choc avec la police est terrible. Le jour même, on ne compterait que quatre ou cinq victimes parmi les manifestants. Mais plus de 11.000 sont arrêtés et internés. Nombre d’entre eux sont passés à tabac le lendemain. Des mobiles racistes ont été constatés chez certains agents lors de la répression.
En totalisant les morts du 17 octobre, ceux du 18, les blessés ultérieurement décédés et les victimes supposées d’éléments incontrôlés de la police en dehors de la manifestation, le nombre de morts, selon l’historien Jean-Paul Brunet, serait de 26 (certains ou probables) à 32 (en comptant six autres victimes possibles). La commission Mandelkern, en 1998, a jugé pour sa part que ce chiffre peut être relevé «jusqu’à 40, voire 50 victimes, sans doute pas plus». Précisons, ce qui n’excuse aucune faute, que, selon les travaux de Jean-Paul Brunet, les Algériens tués par d’autres Algériens en métropole pendant la guerre d’Algérie s’élèvent, eux, à plusieurs milliers. Et laissons à l’historien le mot de la fin: «L’histoire n’a pas à porter de jugement moral, mais à tenter d’expliquer comment les événements ont pu survenir.»
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