Intrigué par tout ce que je lisais dans la presse sur le mouvement Nuit
debout, j'ai voulu juger par moi-même. Je suis donc allé samedi soir
place de la République, à Paris. À peine arrivé, j'ai été interpellé par
un homme qui semblait avoir mon âge: «On va voir le petit peuple,
quelle décadence!» Mon épouse, interloquée, l'a fusillé du regard. En
réponse, il nous a tiré la langue, puis nous a ostensiblement tourné le
dos. Refusant de nous laisser décourager par cet accueil, nous avons
poursuivi notre chemin jusqu'à l'assemblée générale. Au moment d'y
accéder, un jeune homme m'a dit, le regard noir et le visage fermé: «On
n'a pas besoin de vous ici.» J'ai répondu que c'était moi qui avais
besoin de voir et de savoir. Nous avons écouté deux réquisitoires de
cinq minutes chacun - car telle est la règle, plus draconienne encore
que dans les talk-shows télévisés - contre la société de consommation,
et contre le capitalisme. Puis nous avons déambulé entre les stands,
nous nous sommes arrêtés devant un atelier consacré à la cause animale,
qui m'est chère. Là, une femme nous a abordés pour nous dire très
gentiment qu'elle appréciait notre présence, que Nuit debout n'avait
rien à voir avec les casseurs,
que c'était un mouvement serein et sérieux dont les travaux allaient
déboucher sur la proposition d'une assemblée constituante. Nous avons
repris notre chemin, et c'est alors qu'un homme d'une quarantaine
d'années s'est approché et nous a conseillé de partir car il y avait des
gens qui nous voulaient du mal. J'ai répondu que notre visite n'était
pas finie. Il m'a alors poussé avec violence. J'ai compris qu'il ne
voulait pas nous protéger mais nous mettre dehors. Nous sommes revenus
au centre de la place. Et là, une petite foule s'est formée, grondante et menaçante.
Des gens du service d'ordre se sont approchés et nous ont dit que nous
devions partir, que pour notre sécurité il nous fallait quitter
immédiatement les lieux. Ils nous ont donc escortés jusqu'au boulevard,
suivis par la petite foule haineuse qui criait: «Casse-toi, dégage!» Une
femme particulièrement véhémente disait que je méritais d'être chassé à
coups de latte. Comme je me retournais pour engueuler mes insulteurs,
l'homme qui m'avait bousculé m'a craché au visage. Fin de l'épisode.
Nuit debout, si j'ai bien compris, exprime le besoin d'un monde
extérieur au capitalisme où pourrait s'épanouir une véritable communauté
humaine. Et comme si le XXe siècle n'avait pas eu lieu, l'avant-garde
de cette communauté élimine toute pensée divergente. Moi, dont tant de
journalistes et d'universitaires dénoncent depuis des mois «les
intentions putrides» et «la pensée nauséabonde», je faisais tache, je
souillais par ma seule présence la pureté idéologique de l'endroit.
Certains participants sont, j'en suis sûr, désolés de ma petite
mésaventure. Mais le fait est là: on est entre soi à Nuit debout. Sur
cette prétendue agora, on célèbre l'Autre, mais on proscrit l'altérité.
Le Même discute fiévreusement avec le Même. Ceux qui s'enorgueillissent
de revitaliser la démocratie réinventent, dans l'innocence de l'oubli,
le totalitarisme.
Et ça ne prend pas. Dans les rues qui longent
la place, la vie continue comme si de rien n'était. Les gens vont au
restaurant ou au spectacle sans prêter la moindre attention à ce qui se
passe à quelques mètres d'eux. J'ai pris conscience, assis moi-même sur
une terrasse pour me remettre de mes émotions, que Nuit debout était une
kermesse gauchiste sous cloche, une bulle révolutionnaire lovée au
milieu d'une ville complètement indifférente.
Tout le monde s'en
fout, de Nuit debout. Tout le monde, sauf les médias qui cherchent
éperdument dans ce rendez-vous quotidien un renouveau de la politique et
lui accordent une importance démesurée. Quel contraste avec les
Veilleurs, ces manifestants nocturnes contre la filiation pour tous et
la gestation pour autrui! Ceux-là retardaient la marche de l'humanité.
Ils ont donc été traités comme quantité négligeable. Je n'ai pas de
sympathie particulière pour leur action mais j'aurais aimé alors, et
j'aimerais aujourd'hui que les médias se donnent pour mission d'informer
et non d'épouser ce qu'ils croient être le mouvement de l'Histoire.
Un
mot pour finir: les protestataires de Nuit debout ont investi le lieu
où le 11 janvier on brandissait la banderole: «Je suis Charlie, je suis
juif, je suis la police, je suis la République.» Ce «je» est le grand
oublié des ateliers et des assemblées «populaires». Nuit Debout veut
effacer l'année 2015. Son échec est une bonne nouvelle.
Par Alain Finkielkraut
Publié le 18/04/2016 à 18h31
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