Barbara Lefebvre, auteur de «Génération “J'ai le droit”» (Albin Michel, 2018). - Crédits photo : Clairefond |
Le ministre de l'Intérieur affiche fièrement son ignorance de l'histoire et multiplie les amalgames grossiers, voire odieux, pour «fasciser» les «gilets jaunes», déplore le professeur d'histoire-géographie et essayiste
Christophe Castaner, comme tant d'autres politiciens aux connaissances historiques superficielles, devrait cesser les références au passé pour argumenter au sujet de faits politiques présents. S'il avait la culture littéraire et historique de De Gaulle, Mitterrand, Séguin ou Chevènement, pour ne citer qu'eux, on serait ravis d'être éclairés par la parole du ministre. Las. La fragilité de M. Castaner en termes de culture générale est par trop criante.
Désormais, nos «grands hommes» s'appuient sur des conseillers qui rédigent leurs discours truffés de références historiques passées au tamis du politiquement correct pour donner de l'épaisseur à la communication ou à la vile stratégie politicienne.
Déjà, le 16 avril dernier, M. Castaner interrogé sur RTL au sujet de la dimension sexiste du hijab bottait en touche avec cette comparaison extravagante: «Il y a quelques années, quand en France, y compris nos mamans portaient un voile, portaient le voile catholique, on ne se posait pas la question.» «Nos mamans» signifie qu'il situait ce fait social dans un passé relativement proche puisque l'intéressé est né en 1966 ; il évoquait donc les années 1950. Malgré les railleries survenues après cette calamiteuse interview, Christophe Castaner n'est jamais revenu sur ses propos pour nous éclairer sur ce fait historique largement méconnu. J'invite toute personne ayant vu dans sa tendre enfance des «mamans avec leur voile catholique» se promener dans les rues, à porter témoignage de ce fait social si peu, voire pas du tout, étudié par les historiens.
Devenu ministre des Cultes, on espère qu'il a révisé ses fiches. Sommes-nous néanmoins fondés à ressentir quelque inquiétude en l'imaginant comme interlocuteur avec les représentants de l'islam au vu de sa connaissance du «fait religieux» en France?
Le désormais ministre de l'Intérieur continue de nous abreuver de références historiques douteuses, et le silence des journalistes présents lors de la conférence de presse de samedi soir en dit long sur leur propre culture historique. Interrogé sur la responsabilité de Mme Le Pen dans le choix des Champs-Élysées pour la mobilisation des «gilets jaunes», M. Castaner commence par répondre en faisant appel au passé. Pas n'importe lequel. «Depuis 1934, il n'y a jamais eu de manifestations politiques sur les Champs-Élysées, uniquement des rassemblements festifs», déclare-t-il d'un air grave. Février 1934 d'un côté, un tweet de Marine Le Pen en novembre 2018 de l'autre. Plus c'est gros, plus ça passe.
Rappelons donc les faits. Le 6 février 1934, différentes ligues d'extrême droite (Camelots du roi, Jeunesses patriotes, Solidarité française) ou de droite traditionaliste (Croix-de-Feu), mais aussi des anciens combattants dont certains proches du Parti communiste et des groupes de droite manifestent en face de la Chambre des députés, place de la Concorde, et non pas sur les Champs-Élysées, première erreur historique. Plusieurs dizaines de morts parmi les manifestants, chute du gouvernement Daladier, formation d'un gouvernement dit d'union nationale dirigé par Gaston Doumergue. On connaît la suite: la gauche du futur Front populaire soutient l'idée d'une tentative de prise du pouvoir par les fascistes le 6 février 1934, ce qu'aujourd'hui la majorité des historiens récuse. C'est un autre sujet.
Deuxième erreur historique et non des moindres: M. Castaner a oublié qu'après 1934 (où il ne se passa rien sur les Champs-Élysées), trois grands moments politiques se sont déroulés sur les Champs-Élysées.
D'abord le 11 novembre 1940, quelques semaines après l'entrevue de Montoire officialisant la collaboration entre le régime de Vichy et l'occupant, près de 3000 jeunes hommes, étudiants et lycéens bravent l'interdiction allemande de célébrer publiquement l'armistice et la victoire française de novembre 1918. Durant les jours précédents, des tracts se diffusaient, se recopiaient, passaient de main en main pour mobiliser. Pas besoinde Twitter ou de Facebook pour bâtir une résistance, on l'oublie un peu vite de nos jours. Les voici, ces jeunes patriotes, en fin d'après-midi, qui chantent La Marseillaise, crient «Vive de Gaulle» sur la place de l'Étoile, non loin de la tombe du Soldat inconnu. Deux cents seront arrêtés par l'armée allemande, plus de la moitié incarcérés un mois durant.
Autre oubli de notre ministre, le 26 août 1944. Rien moins que le défilé de la victoire des troupes de Leclerc en présence du général de Gaulle qui descendent l'avenue, là où quatre ans plus tôt les troupes de l'occupant nazi avaient marché triomphantes. À moins que notre actuel ministre-historien ne voie dans le défilé du 26 août 1944 qu'un «rassemblement festif» sans connotation politique…
Enfin le 30 mai 1968, une immense manifestation populaire en faveur du président de Gaulle, après les heurts estudiantins des semaines précédentes, se déroule sur l'avenue parisienne noire de monde. Quelques heures auparavant, de Gaulle avait annoncé la dissolution de l'Assemblée nationale. La France gaulliste se rassemblait massivement pour lui témoigner son soutien.
On comprend bien la stratégie du ministre Castaner avec ses gros sabots pour évoquer le 6 février 1934 quand on l'interroge sur un tweet de la présidente du Rassemblement national. Il s'agit d'une part de remettre Marine Le Pen au centre de l'échiquier politique comme principale opposante au président Macron à l'orée des européennes, et d'autre part d'entretenir la figure démoniaque du «fascisme lepéniste» aux portes du pouvoir dans la perspective de 2022. Seul un nouveau face-à-face Macron-Le Pen pourrait permettre au président un second quinquennat au train où vont les choses. La manœuvre paraît grossière, mais tout est bon pour que le «nouveau monde» se maintienne au pouvoir, y compris fausser le jeu politique et construire des face-à-face sans avenir pour le peuple français.
La présidente du RN, de son côté, est complice de ce système politicien dont elle use et abuse pour exister, par des postures tantôt de victime, tantôt de résistante antisystème, de grandes déclarations tout aussi démagogiques que celles de ses adversaires. Grâce au président et au gouvernement qui l'ont remise en selle, Marine Le Pen a presque réussi à faire oublier son échec cinglant lors du débat de l'entre-deux-tours du printemps 2018, son manque de tenue et de professionnalisme, ses tergiversations politiques sur l'euro, son incompétence sur la politique économique. Elle demeure le «meilleur» adversaire possible pour le président Macron, étant entendu que M. Mélenchon se fait régulièrement hara-kiri. Quant à LR, ils ne savent toujours pas où ils habitent, et on suppose que d'ici 2022 ils resteront des SDF, des Sans Droite Fixe.
Les Français sont légitimes à désespérer de la médiocrité de cette classe politique. Et ce n'est pas en déformant l'histoire que des politiciens détourneront notre attention des enjeux actuels. Chaque jour, ils viennent nous reprocher de pas partager leur optimisme dans le progrès, dans les lendemains radieux de la mondialisation. Ils disqualifient ces «Gaulois réfractaires au changement», ces ploucs de «gilets jaunes», ces intellectuels antimodernes. Non, avertissait déjà Bernanos en février 1946, «la France n'est pas pessimiste, mais elle réserve son espérance. On nous prêche aujourd'hui l'optimisme comme on nous prêchait jadis le pacifisme, et pour les mêmes raisons. L'optimisme qu'on nous prêche, c'est le désarmement de l'esprit».
Barbara Lefebvre, Le Figaro, 25 novembre 2018
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