« Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes
Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants
L'affiche qui semblait une tache de sang
Parce qu'à prononcer vos noms sont difficiles
Y cherchait un effet de peur sur les passants. »
Ces vers d'Aragon mis en musique et chantés par Léo Ferré ont bercé mon adolescence. Et je ne peux pas relire sans que les larmes me montent aux yeux la lettre testamentaire de Manouchian Michel à sa femme Mélinée. J'ai donc suivi avec émotion et gratitude l'entrée au Panthéon des époux arméniens, « Français de préférence ». Cette cérémonie comblait un manque. Il était temps que la nation unanime remercie avec solennité les combattants de la MOI.
Mais, comme souvent, l'hommage a été gâché par les commentaires. « La célébration des résistants immigrés ne peut être dissociée du contexte actuel, celui d'un pays travaillé par la xénophobie attisée par l'extrême droite. Rarement une panthéonisation aura résonné si fortement avec l'air du temps », lisait-on dans les colonnes du journal Le Monde et, mettant en garde contre les risques de récidive, l'historien Johann Chapoutot ajoutait dans Libération que « Manouchian et les sien.ne.s (sic) ne sont pas morts pour la loi immigration, la fin du droit du sol et la répression policière féroce de toutes celles et ceux qui se mobilisent pour un monde humain ». Un régime gangrené par l'idéologie et les pratiques pétainistes s'incline devant ceux qui ont pris les armes contre Vichy. Quel toupet ! Quel cynisme ! Quel scandale !
Jetant tranquillement dans les oubliettes de l'actualité l'antisémitisme d'importation qui conduit les élèves juifs à quitter massivement les établissements scolaires des quartiers dits « sensibles », le journaliste Edwy Plenel et le professeur de sciences humaines Enzo Traverso expliquaient naguère que « l'islamophobie joue pour le nouveau racisme le rôle qui fut jadis celui de l'antisémitisme. Le portrait de l'Arabo-musulman brossé par la xénophobie contemporaine ne diffère pas beaucoup de celui du juif construit par l'antisémitisme au début du XXe siècle ». Malgré les démentis cinglants que la réalité lui inflige jour après jour, cette analogie continue à prévaloir. Et l'on en vient à dire que le contrôle des frontières vise à empêcher tous les Manouchian de la terre de trouver refuge dans notre pays.
Pourquoi alors les professeurs ont-ils peur ? Pourquoi sont-ils de plus en plus nombreux à faire attention à ce qu'ils transmettent et même à s'autocensurer ? Jean-Pierre Obin, dont le rapport sur les signes et manifestations d'appartenance religieuse à l'école a naguère défrayé la chronique, raconte dans son dernier livre cette anecdote édifiante : un président de région décide d'aller passer une journée dans un lycée et s'invite au cours d'histoire. « Oui, Monsieur le président, lui dit, à la sortie, l'enseignant, je viens de faire un cours sur Hitler et le nazisme sans parler des Juifs. C'est vrai, mais comprenez-moi, je n'ai pas envie de retrouver ma voiture vandalisée comme la dernière fois, j'ai une femme et des enfants, je dois être prudent. » Voilà où nous en sommes. Et la guerre à Gaza aggrave encore les choses. L'enseignement de la Shoah est devenu obligatoire, mais dans les territoires que ne cesse de perdre la République, il est pratiquement impossible d'évoquer l'extermination des Juifs et si un professeur téméraire se risque à raconter la tragique épopée de la MOI, il s'abstiendra de mentionner l'origine ethnique de la majorité de ses membres.
Mon père qui, pendant la guerre, avait le statut d'apatride et qui a été déporté à Auschwitz a, au retour du camp, ouvert avec son frère un atelier de petite maroquinerie, rue Jean-Pierre Timbaud, dans le onzième arrondissement de Paris. Il n'y a plus, dans cette rue, de fabriquant ni d'habitant juif. C'est la mosquée Omar désormais qui fait la loi.
Manouchian ne se sentait pas seulement Français « par choix des idéaux de la Révolution de 1789 », comme le dit, toujours impeccablement correct, Le Monde. Il avait choisi la littérature. S'il était « Français de préférence », c'était par Baudelaire, par Verlaine, par Rimbaud, qu'il traduisait pieusement dans sa langue natale. Or que se passe-t-il aujourd'hui ? Comme le dit Jean-Pierre Obin dans son rapport : « Dans certains quartiers, les élèves sont incités à se méfier de tout ce que les professeurs leur proposent, qui doit être d'abord un objet de suspicion, comme ce qu'ils trouvent à la cantine dans leur assiette ; et ils sont engagés à trier les textes étudiés selon les mêmes catégories religieuses du halal (autorisé) et du haram (interdit). » On imagine sans peine dans quelle catégorie doivent être rangées Les Fleurs du mal . Il y a quelque chose d'indécent, en tout cas, à vouloir dissimuler la fracture française de plus en plus béante sous les hauts faits des partisans de la MOI. Ils n'avaient réclamé ni gloire ni les larmes, ni surtout cette ultime manipulation.
Alain Finkielkraut
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