Philippe Muray |
Mes chers Compatriotes, entre un aligot à Saint Flour, un tripoux à Rodez, des boles de picolate à Port Vendres et des séances de préparation à un marathon automnal (la gageure étant de faire en sorte que les premiers ne viennent pas trop pénaliser les secondes), je m'abandonne chaque jour que Dieu fait durant mon doux périple dans notre cher vieux et beau pays à de saines lectures.
Les fidèles lecteurs de ce blog savent que pour moi Philippe Muray est un maître à penser et ses écrits un manuel de survie intellectuelle dans une France livrée pour quatre longues années encore à une forte poussée de "modernité" qui se traduit entre autres dans les faits par une "Taubirate" aigüe, si d'ici là, des forces qui ne se sont pas encore exprimées ne tonnent pas...
Publiée le 6 février 2005 dans le journal "La Montagne" cette chronique intitulée "L'étonné nouveau" n'a pas pris une ride et elle apportera un réconfort intellectuel à celles et ceux qui comme moi pensent que plus vite se refermera la parenthèse d' Hollande et ses Cruchots, mieux ce sera.
"L'étonné nouveau
Il y a une nouvelle innocence, une nouvelle forme de candeur, une manière moderne de s'étonner que tout ne soit pas encore tout à fait moderne, complètement moderne, moderne à cent pour cent, et plus si affinités.
Il y a une expression de cet étonnement. Elle consiste à tomber des nues, à chuter verbalement de l'armoire ou de tout ce qu'on voudra, en entendant quelqu'un proférer encore l'un ou l'autre des mille jugements, sentiments ou façons de voir qui furent considérés comme des banalités de base pendant des siècles et des siècles. Et qui, pour l'étonné moderne ne sont plus du tout des banalités de base mais des énormités voire des abominations, au mieux des signes de confusion mentale. Ainsi commence le nouveau millénaire : par un renversement des étonnements.
L’étonné nouveau
Ces derniers jours, dans un grand quotidien national comme on dit, on pouvait découvrir le portrait d'un comédien qui eut très jeune son heure de gloire avant de plonger dans l'oubli. L’exercice du portrait journalistique est un art en plein essor : quelques confidences autour d'un verre, des détails d'ambiance, deux ou trois indications physiques et biographiques, des propos notés au vol, et le portrait est tiré, il ne reste plus qu'à la croire. Dans ce portrait-ci, plutôt compatissant d'ailleurs car le "sujet" en question, un quinquagénaire crépusculaire, engendrait la mélancolie qui incite à la sympathie, on finissait tout de même par remarquer que le portaituré disait "des horreurs" par dessus sa salade verte, et surtout qu'il "s’emmêlait les pinceaux" dans des "propos confus" .Et comment s’emmêlait - il les pinceaux? En prétendant que, pour les enfants, "deux mamans ce n'est pas possible, qu'il faut un père".
En effet. On ne saurait davantage s'emmêler les pinceaux qu'en répétant l'un de ces truismes qui remontent à la plus haute Antiquité. Ce n'est pas d'ailleurs qu'il remonte à la plus haute Antiquité qui rend ce truisme plus respectable pour autant ; mais enfin, celui ci a au moins pour lui les évidences de la nature et les affirmations de la Bible. On peut être contre, bien sûr, contre la nature ou contre la Bible et même contre la nature et la Bible en même temps, mais alors ça fait beaucoup. Et il y aussi la psychanalyse, qui ne dit pas autre chose que la nature ou la Bible quand elle parle "d'ordre symbolique" c'est à dire du père et de la mère nécessaires. Mais l'étonné nouveau se moque éperdument de la Bible comme de la nature ou de la psychanalyse, ces machins obsolètes. Ou plutôt, il s'étonne que quiconque puisse encore y faire référence et même allusion. C'est qu'il n'est pas né d'hier l'étonné nouveau,; il est né d’aujourd’hui ; et il ne comprend même plus ce qui s'est passé hier, ni ce qu'on y a pensé ni ce qu'on ait pu y penser. Qu'on y ait pensé quelque chose d'autre que ce qu'il ne pense pas le jette dans des stupéfactions sincères. "Comment peut on être pensant" , se demanderait -il s'il se souvenait de Montesquieu. Il ne s'en souvient pas, il ne se souvient de rien. Il est trop occupé à s'étonner que l'on puisse encore penser comme avant lui. Cette pensée si bizarre, si exotique, si ringarde (cette pensée biblique , psychanalytique ou tout bonnement et banalement naturelle), cette pensée tout court, cette pensée humaine, il la nomme "emmêlage de pinceaux". Il pourrait aussi bien parler de "songeries nébuleuses" ou de "divagation" .
Pour l'étonné nouveau on divague lorsqu'on s'imagine encore qu'il faut un père et une mère à un enfant. On déraille lorsqu'on constate qu'au mois de Janvier succède le mois de Février. On est aux trois-quarts fou, en tout cas très perturbé, si on soutient que deux et deux font toujours quatre. Ou que les roues ne sont pas carrées. On s'emmêle les pinceaux. On pédale dans la semoule. On confond tout. La confusion pour l'étonné nouveau, c'est de ne pas être encore dans la nouvelle confusion, de ne pas y nager comme un poisson dans l'eau, et de la nommer par exemple confusion comme s'il pouvait y avoir autre chose. La confusion c'est de ne pas soi-même se confondre encore tout à fait avec la confusion qui est devenue la nouvelle clarté. L'étonné nouveau est un personnage nouveau de la nouvelle comédie de la vie. Il n'a plus rien de transgressif ou d'agressif ni de revendicatif.
Rien de provocateur non plus. La seule chose étonnante c'est que l'étonné nouveau ait encore des occasions d'étonnement. Il n'en aura bientôt plus. Car demain tout le monde pensera comme lui, c'est à dire non-pensera. Il ne sera plus alors l'étonné nouveau, il sera le nouveau. Tout court,. Il l'est déjà."
Philippe Muray
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire