Que dirait, s'il revenait du royaume des morts, le soldat inconnu, lui
dont le corps fut arraché à la nécropole de Verdun pour être transporté
sous l'Arc de Triomphe, des cérémonies à grand spectacle, bruyantes et
colorées, supposées commémorer la bataille des batailles? Que
penserait-il des discours de François Hollande et d'Angela Merkel?
Tiendrait-il cette journée officielle pour un hommage ou bien pour une
profanation?
Jamais au cours de cet anniversaire n'a été rappelé avec la précision
nécessaire qui étaient vraiment ces soldats de Verdun. La plupart
étaient des paysans. Beaucoup ne parlaient qu'une de ces langues, si
belles, qui poussent très loin leurs racines dans l'histoire de notre
pays et qu'un fanatisme criminel veut éradiquer, le breton ou l'occitan.
Le paysan sait qu'il appartient à la terre. Ces soldats héroïques
savaient ce que c'est que défendre la terre, que défendre le sol. Ils ne
concevaient pas la patrie comme un réceptacle de valeurs, mais comme la
terre nourricière, la vraie mère d'où ils sont nés. Ils ne sont pas
morts pour des idées, contrairement au cliché partout répété, non, ils
sont morts pour la France, pour défendre le sol de la patrie, pour
protéger ses frontières, ils sont morts avec l'amour de la France au
cœur et à l'âme. Le même mot, cœur, dit amour et courage. Ils sont morts
dans l'amour et dans le courage.
Paysans, ils vivaient et mouraient comme si la terre était de la chair.
Comme si elle était la chair du pays, de la patrie et de la nation,
autant que la leur. S'ils avaient été suffisamment instruits, ils
auraient compris le mot de Péguy, tombé à l'ennemi aux premiers jours de
la guerre, «la terre charnelle». Ils se seraient rendus compte que la
terre pour laquelle ils sacrifièrent leurs jours, la fleur de leur
jeunesse, qu'ils défendaient, était leur chair, leur chair à eux, les
terreux, terreux avant d'être terriens, les culs-terreux magnifiques.
Ils ne le savaient pas, certes. Ils le sentaient. D'instinct. Ne pas
rappeler qu'ils ont donné leurs vies pour la France comme terre et comme
sol, pour ses frontières, revient à les trahir, à insulter
d'ingratitude leur sacrifice.
Ces cérémonies ont occulté la notion de victoire. Est-il tabou d'en
parler? Or, les héros de Verdun, les terreux et les autres, issus
d'autres classes sociales que la paysannerie, désiraient ardemment la
victoire, versaient leur sang pour elle, qu'ils obtinrent. Sauver la
terre de France de la rapacité allemande passait par la victoire à
Verdun et sur les autres champs de bataille. Nous vivons dans un pays
qui a honte de ses victoires militaires, qui ne veut pas fêter
Austerlitz, qui veut commémorer Verdun sans dire qu'il vaincu
l'Allemagne! En ces temps de déchirement du tissu national, le souvenir
de la victoire aurait dû servir à réveiller la fierté d'être français, à
sortir la fierté française du sommeil dans lequel la maladie de la
repentance l'a plongé.
Le totalitarisme stalinien avait l'habitude d'effacer des photographies
les protagonistes tombés en disgrâce, décrétés traîtres, quel que soit
le rôle historique de premier plan qui a pu être le leur. Au spectacle
de ces cérémonies commémoratives, la jeunesse a pu se poser une question
à laquelle l'on a refusé de répondre: qui fut le vainqueur de Verdun, à
qui attribuer la victoire? Le nom de Philippe Pétain, l'artisan de la
victoire a été occulté! En 1917 Pétain n'est pas encore le collaborateur
qu'il deviendra en 1940. Entre ces deux dates la République va
l'auréoler de gloire. L'honnêteté devant l'histoire (sa compréhension
même) exigeait que la mémoire de ce Pétain de la Première guerre
mondiale, fût convoquée. En 1966, Charles De Gaulle, l'homme du 18 juin
1940, n'avait-il pas commencé son discours en rendant hommage au
«vainqueur de Verdun»?
Les discours officiels remplacèrent ce qu'il importait de réduire au
silence - le soldat et sa vérité, la terre, la paysannerie, les
frontières, la victoire - par des généralités moralisatrices sur la
guerre et ses horreurs, sans oublier l'amitié entre les peuples. Ces
facilités de rhétorique mentent. Ces clichés de dissertation de Sciences
Po et d'écoles de journalisme trichent. Les mots d'Angela Merkel
concentrent à eux seuls cette tricherie: «Le nom de Verdun est un
symbole pour l'inconcevable atrocité et absurdité de la guerre, mais
aussi pour les leçons et la réconciliation franco-allemande».
Il eût fallu organiser, dans un silence de cathédrale, dans un
recueillement collectif, des lectures poétiques autour du sacrifice, de
la mort généreuse, de la nation et de la patrie. La lecture publique de
Péguy y eût été tout indiquée. On préféra autre chose. On opta pour une
voie plus conviviale. On osa faire fête de cette commémoration. Une
chorégraphie chatoyante zigzagua presque joyeusement entre les tombes.
Des ballons furent lâchés. François Hollande s'aventura en un étrange
propos: «Verdun est pour la première fois honoré non pour son passé de
souffrance mais pour son message d'espérance». Pour galvaniser ce
message d'espérance, on transforma la commémoration en un spectacle
bariolé, on y insuffla de la gaité! A quoi sert-elle, cette fête? A
organiser l'oubli. L'oubli du soldat. L'oubli du pourquoi de son
sacrifice.
Sous la présidence de François Hollande, le soldat inconnu venait de
mourir une seconde fois. Nous n'étions plus à Douaumont, nous étions
dans la Verdun Pride!
Robert Redeker, le Figaro, 30 mai 2016
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