INTERVIEW - Le philosophe, qui a toujours placé l'école et la transmission au cœur de sa réflexion, s'est plongé dans la réforme des programmes de Najat Vallaud-Belkacem avant de répondre à nos questions.
LE FIGARO.- Au
sujet de la réforme du collège, Najat Vallaud-Belkacem a affirmé dans Le Point
: «il y a une différence essentielle entre les progressistes et les
conservateurs. Les premiers combattent les inégalités quand les seconds en
théorisent la nécessité». La réforme qu'elle promeut est-elle selon vous
conservatrice ou progressiste ?
Alain
FINKIELKRAUT.- Il n'appartient pas à
l'école républicaine de combattre toutes les inégalités, mais d'assurer, autant
que faire se peut, l'égalité des chances pour donner à chacun sa juste place
selon ses aptitudes et son mérite. Mais il ne s'agit plus de cela: c'est au
scandale ontologique d'un partage inégal de la pensée entre les hommes que
s'attaque, depuis quelques décennies, l'Éducation nationale. Confondant l'ordre
de l'esprit, où prévaut la hiérarchie la plus stricte, et l'ordre de la
charité, où règne l'amour universel, elle promet la réussite pour tous et
rabaisse continuellement le niveau d'exigence afin de ne pas déroger à son
serment. Les sociologues lui ayant de surcroît révélé que les «héritiers» avaient
accès par droit de naissance à la culture que l'école a pour mission de
transmettre au plus grand nombre, l'institution a pris le taureau par les
cornes et décidé de mettre l'essentiel de cette culture au rebut. L'école est
devenue la nuit du 4 Août permanente de ce que Malraux appelait
«l'héritage de la noblesse du monde».
Voici, une fois
cet héritage liquidé, la liste d'objectifs assignés aux classes de français de
4e et de 3e: «se chercher, se cons-truire» ; «vivre en société, participer
à la société» ; «regarder le monde, inventer des mondes» ; «agir sur
le monde».
La culture
générale est détrônée par une culture commune faite de tout ce dont le jeune a
besoin pour s'orienter dans son environnement. Et François Dubet, l'un des
initiateurs de ce remplacement, prévient: «On ne peut concevoir que certains
élèves aient plus de culture commune que d'autres.»La
réforme proposée par Najat Vallaud-Belkacem, qui accélère un processus
engagé bien avant elle, n'est ni conservatrice hélas - qu'est-ce qu'enseigner
sinon transmettre ce qui mérite d'être conservé?- ni progressiste, mais
destructrice. Sa fureur anti-élitiste déloge, une fois pour toutes, la République de l'école
qui porte encore son nom.
Au sujet du
latin, notre ministre assure que la réforme va contribuer à «démocratiser cet
enseignement»…
«Démocratiser»
est en train de devenir un synonyme d'«anéantir». Intégrer comme l'écrit
Cécilia Suzzoni, «l'enseignement des langues anciennes dans les enseignements
pratiques interdisciplinaires au prétexte de familiariser les collégiens avec
des expressions grecques ou latines est une triste caricature». Les langues
mortes et les humanités en général sont un fardeau inutile pour notre
hypermodernité numérique et niveleuse. On ne va tout de même pas faire
ingurgiter les derniers reliefs d'un enseignement de classe à nos «digital
natives» si merveilleusement égaux devant leurs téléphones portables et leurs
écrans d'ordinateurs.
L'interdisciplinarité
a pour objet d'apprendre aux élèves à «mener ensemble des projets». Les
disciplines appartiennent-elles au passé ?
Ce ne sont pas
les disciplines qui appartiennent au passé, c'est le passé qui appartient aux
disciplines. C'est à l'histoire, à la littérature, à la philosophie, aux
matières scientifiques qu'il incombe de donner corps à ce droit fondamental de
l'homme souligné par Ortega y Gasset: le droit à la continuité.
L'interdisciplinarité fait tout le contraire. Elle néglige le besoin vital du
passé et va au plus facile: les sujets d'actualité. Au lieu d'enseigner le goût
des belles choses, elle suit, docilement, le goût du jour. La télévision a
donné en exemple deux professeurs d'histoire et d'espagnol invitant ensemble
leur classe à rédiger un tract sur les vertus du développement durable. Là où
il y avait les œuvres, il y a maintenant les tracts. Mais on aurait tort de
s'inquiéter: c'est pour la bonne cause.
Cette réforme
est critiquée pour son aspect «jargonnant». Que révèle, selon vous, cette
novlangue que l'on retrouve dans les rapports administratifs, l'école, la
politique et les médias ?
«Plus c'est
savant, plus c'est bête», disait Gombrowicz du formalisme ultrasophistiqué de
la théorie littéraire. Je dirai à mon tour du pédagogisme: «Plus ça fait le
vide, plus ça prend l'air savant.» Le néant s'habille en jargon. Les
éradicateurs de la culture se donnent, par l'apparence de la scientificité,
l'illusion d'être des chercheurs.
Faut-il
maintenir les classes «bilangues» ?
Charles
Renouvier, le philosophe de la
République s'élevait contre ces bourgeois, «peu amis de
l'égalité» * qui cherchaient à pousser leur progéniture dans des positions
que celle-ci ne pouvait pas toujours tenir. C'est pourquoi, disait-il en
substance, l'État doit instaurer, sans complaisance ni relâchement, une forme
de sélection. Sans faiblesse ni relâchement, l'État post-républicain combat la sélection
comme un vestige particulièrement vicieux de l'Ancien Régime. Il supprime donc
les ultimes bastions de l'excellence qu'étaient les classes «bilangues».
Les programmes
d'histoire conservent l'étude obligatoire de l'islam quand celles de la chrétienté
médiévale et des Lumières deviendront facultatives. Que vous inspire ce choix ?
Il ne s'agit pas
simplement d'imposer l'étude de l'islam, mais de lutter contre
«l'islamophobie», à travers une présentation embellissante de la religion et de
la civilisation musulmanes. Convaincus, avec Emmanuel Todd, que Mahomet est «le
personnage central d'un groupe faible et discriminé» et que le vivre-ensemble
passe par le redressement de l'image de ce groupe dans l'esprit des autres
Français, nos gouvernants proposent, en guise de formation, un endoctrinement
aussi précoce que possible des élèves. On ne veut plus les instruire, mais les
édifier afin de les rendre meilleurs. Le reste - l'essor des villes,
l'éducation au Moyen Âge ou la pensée humaniste - est facultatif.
L'accent est
mis aussi sur les périodes sombres de l'histoire de France. Comment aimer et
faire aimer un pays toujours coupable ?
Les nouveaux
programmes ne se préoccupent absolument pas de faire aimer la France. Ils appliquent
à la lettre le dogme de la critique sociale: le mal dans le monde résulte de
l'oppression ; c'est l'inégalité qui est la source de toute violence. Le
fanatisme islamique, autrement dit, est le produit de la malfaisance coloniale
et de sa continuation postcoloniale. Si l'on aborde l'histoire du XVIIIe et du
XIXe siècle sous l'angle: «Un monde dominé par l'Europe, empires
coloniaux, échanges commerciaux, traites négrières», le nouveau public scolaire
retrouvera sa «self-esteem», l'ancien perdra son arrogance et tous les
problèmes seront réglés. L'école des savoirs cède ainsi la place à l'école de
la thérapie par le mensonge.
Manuel Valls
dans le mensuel L'Œil estime que la culture et la gauche sont
consubstantielles. Il recommande l'installation de cours d'improvisation à
l'école «à la Jamel
Debbouze». Faut-il adapter la culture aux goûts et aux désirs
de la jeunesse ?
«Ce qui est
désirable, disait Hegel, est inversement proportionnel à la proximité dans
laquelle il se tient et qui le relie à nous. La jeunesse se représente comme
une chance de quitter son chez-soi et d'habiter, avec Robinson, une île
lointaine.» Cette chance, l'école contemporaine la lui refuse. Ceux-là mêmes
qui professent avec ostentation le culte de l'Autre combattent sous le nom
d'ennui ce grand dépaysement qu'est la fréquentation des chefs-d'œuvre du
passé. Pour eux, l'humanisme est mort: on n'a pas besoin, pour accéder à
soi-même, de faire un détour par les signes d'humanité déposés dans les œuvres
de culture ; on se connaît par intuition immédiate. Plutôt que d'aller
voir chez les morts ce qu'il en est de la vie, on demandera donc aux élèves de
mettre la leur en scène.
Que peuvent
encore dire à notre temps Racine, Baudelaire ou Mauriac? Quand la connaissance
est accessible en un «clic», l'idée de transmission n'appartient-elle pas au
passé ?
Ce que peuvent
dire à notre temps Racine, Baudelaire ou Mauriac c'est qu'il y a autre chose
que lui-même: d'autres mots, d'autres formes, d'autres visages. Ce temps qui se
prétend si ouvert ne veut rien savoir. Allergique à l'altérité, il ordonne aux
enseignants de choisir des «problématiques» proches des élèves.
«Être jeune,
écrivait justement François Mauriac, c'est être épié, c'est entendre autour de
soi craquer les branches.» Les jeunes d'aujourd'hui sont épiés sans trêve. On
guette leur moindre démangeaison. On va au devant de toutes leurs convoitises.
Il y avait un lieu autrefois où ils pouvaient échapper à ce destin, se quitter
et, pour le dire avec les mots de Hegel, «rechercher la profondeur dans la
figure de l'éloignement». Cette école n'existe plus.
Beaucoup de
professeurs s'opposent à cette réforme. Comment expliquez le décalage entre
ceux qui enseignent dans les classes et les théoriciens de l'éducation que l'on
qualifie souvent de «pédagogistes» ?
La
désintellectualisation du métier de professeur dont témoigne, entre autres,
l'abandon progressif du cours magistral, blesse au plus intime d'eux-mêmes ceux
qui se conçoivent encore comme les représentants «des poètes et des artistes,
des philosophes et des savants, des hommes qui ont fait et qui maintiennent
l'humanité». Cette formule, empruntée à Péguy, est emphatique, mais l'heure est
grave et réclame qu'on monte sur ses grands chevaux.
(1) Voir Marie-Claude Blais, «Au principe de la République,le cas
Renouvier», Gallimard.
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